Rossetto (version partielle)
Après avoir dépassé les dernières constructions, les deux compagnons avancèrent dans un paysage sec et accidenté aux couleurs claires de sable et de poussière. La végétation était rase, à part quelques arbres râblés et des buissons d’épineux qui pointaient ici et là entre les collines basses. Une multitude de chèvres erraient librement à la recherche de leur maigre pitance sous l’œil de bergers nonchalants qui jouaient aux cartes sous un olivier. A mesure que le regard se portait plus au nord, on pouvait distinguer des collines de plus en plus hautes et un paysage plus chaotique. La Chaîne des Aiguises se dressait telle une ombre dentelée traversant l’horizon.
Kobal et Güen s’installèrent sous un arbre en attendant le passage du convoi. Ils l’entendirent arriver dans un ronflement tonitruant alors que la fumée sombre des cheminées de la motrice s’élevait dans le ciel profondément bleu. Sortant de la poussière, des chariots tirés par d’énormes camelens aux poils ras apparurent au détour d’un virage. Des hommes en armes et à l’allure sévère encadraient la longue caravane de marchands sur leurs chevaux rapides. Ils portaient des arbalètes de poings et de longues hallebardes en croissant de lune. Les tatouages sur leurs visages et leurs vêtements bleu ciel et bleu marine laissaient penser qu’ils appartenaient à la même tribu. Les turbans foncés qui entouraient leurs têtes et les protégeaient de la poussière ne laissaient voir que leurs visages sombres et anguleux. Leur prestance naturelle était renforcée par l’allure fière et majestueuse de leurs petits pure-sangs.
Une dizaine de chariots de tailles variables passèrent sous les yeux éberlués des deux compagnons. Une voix domina ce vacarme :
« Venez mes amis ! Vot’ carrosse est avancé ! » Le chef de convoi leur faisait de grands signes en leur indiquant de grimper sur le long chariot qu’il conduisait. Pas moins de six camelens géants tiraient le gigantesque engin fait de bois, d’armatures métalliques et de toile. Güen anticipa les difficultés du vieillard et alla au devant du char avec les affaires. Il les jeta sur la plateforme du conducteur et aida Kobal à saisir au vol l’échelle de bois. Puis, il grimpa à son tour avec agilité.
Le chef confia les rênes à son second et fit entrer les voyageurs dans le chariot. Une allée centrale le traversait de bout en bout. De chaque côté, de fines tentures transparentes avaient été dressées formant ainsi huit petites cabines équipées de paillasses épaisses, de coussins et de chaises en toile. Le plafond était relativement haut. De nombreux objets, de la charcuterie, des outres et divers outils pendaient aux armatures rigides qui permettaient de maintenir la toile tendue au dessus de leurs têtes. Au fond, des caisses étaient empilées dans un souci évident de rentabiliser l’espace. L’ensemble devait être particulièrement lourd pourtant l’attelage progressait à un bon rythme sous les ardents rayons du soleil.
« Prenez le compartiment libre qui vous convient. » Fit le bonhomme rondouillard dans sa barbe sombre. « D’autres voyageurs vont nous rejoindre dans les premiers kilomètres. Y a de l’eau dans les jarres, quelques livres, des jeux. Touchez à rien d’autre. Mettez vous à l’aise, le temps passe pas vite sur c’te fichue route. » Puis il regagna sa place sur la plateforme. Kobal s’installa sur une pile de coussins pendant que Güen, curieux, se dirigeait vers l’arrière de l’engin en descendant l’allée. Quelques chariots plus loin, en fin de cortège, un gigantesque monstre de bois et d’acier crachait sa fumée et avançait à la même allure que les attelages. Trois wagons citernes semblaient attachés à la motrice. Chacun était couronné de deux tourelles équipées d’arbalétriers. Le chargement devait être aussi précieux que lourd compte tenu des hommes en armes qui se tenaient en diverses corniches des wagons. Le lucianol, se dit Güen, ce qui fait marcher ce monde désormais. La motrice grondait et faisait vibrer le sol. Après avoir parcouru ce chemin un nombre incalculable de fois, les énormes roues métalliques et crantées avaient tassé la route et creusé une multitude de stries parallèles dans les graviers clairs. Le bruit des moteurs était irrégulier, permanent, irritant.
Güen retourna à l’avant et s’installa à côté du chef et de son second, à l’ombre d’un auvent tendu au dessus de leurs têtes. Il plissa ses yeux éblouis par la clarté des rayons du soleil sur les roches jaunâtres.
« Attends petit gars. » Dit le chef. « J’ai ce qu’il te faut. Lève toi un instant… » Il releva la planche sur laquelle ils étaient assis. Au milieu des épées et des arbalètes, des flèches et des carreaux qui remplissaient ce fourre-tout, le joufflu trouva une boîte de bois remplie de lunettes sombres aux verres fumés. Il en tendit une paire à Güen qui la plaça sur son nez en prenant bien garde de ne pas dévoiler ses oreilles sous son large bandeau. Lorsque le bonhomme rangea sa boite dans l’arsenal, le garçon constata que le matériel de guerre était des plus évolué.
« Vous êtes souvent attaqués lors de vos voyages ? » Demanda-t-il.
« Ça dépend, jusqu’à présent c’était assez rare… maintenant ça peut arriver… cinq à dix fois par an. Les temps sont durs ici… La population augmente… Faut nourrir tout le monde mais les terres sont pas fertiles. Y’a pu de travail en dehors de la ville, à part à la raffinerie de lucianol et aux puits d’extraction. Avant y avait beaucoup de champs entre Daguir et les montagnes mais les sources et les puits qui permettaient d’irriguer ont été épuisés. Alors on a fait des canaux pour utiliser la rivière… C’est à moitié sec maintenant. Z’ont coupé les arbres et les forêts pour agrandir la ville et faire marcher les fourneaux. Alors y pleut moins et le vent balaye tout… y reste le commerce. On envoie le lucianol et d’autres matières en Eurésia et on achète de quoi nourrir les pauv’ stéléens. C’est surtout au retour qu’on est attaqué… Quand y a à manger et de l’argent dans les chariots. »
Güen connaissait déjà cet enchaînement d’événements pour l’avoir entendu ressasser par Kobal… consommer jusqu’à l’épuisement des ressources… Il balayait du regard ce paysage rocailleux et tourmenté.
« Tout le pays est aussi sec ? »
« Non, à l’est y a encore des forêts et il fait moins chaud à cause de l’altitude. Autour de la capitale, y profitent des fleuves qui viennent des montagnes. C’est plus riche et assez vert. En dessous de Damascus, c’est le désert jusqu’à la jungle du Saarâh. » Le bonhomme épongea son front ruisselant. « Pour tout le pays les temps sont durs… Enfin, au dessus de nous z’aut’ pauvres gens, y en a qui vivent dans le luxe. Mon patron me paye une misère et pète dans la soie ! »
« En Eurésia, c’est pareil vous savez… On dirait que ce système ne peut fonctionner que s’il a des esclaves dociles pour faire le profit de ceux qui les gouvernent. Vingt pour cent des gens possèdent quatre-vingt pour cent des richesses…. » Güen crut entendre Knolen parler par sa bouche. En dépit de toute l’affection qu’il avait pour l’apprenti, il n’apprécia pas la sensation de ne pas réfléchir par lui-même. « Quand je me rappelle les jardins du roi, je me dis que c’est une aberration de consacrer un tel espace à une seule personne… »
« Tu sais mon gars, nos deux rois peuvent bien se serrer la main passque le not’ ne semble pas vouloir sacrifier son train de vie malgré la misère de son peuple. Et puis depuis qu’il a nommé son nouveau général, la répression est sévère. Y a eu des émeutes à la capitale. Les affamés ont pillé des entrepôts, y a eu des manifestations. C’est là que le général Satora est intervenu… lui et son peloton de sauvages… Y z’ont fait un massacre. Y portent tous un casque en forme de tête de tigron et y sont aussi larges que deux hommes à ce qu’on dit. »
Güen tressaillit. Il avait en tête la vision de ces gaillards qu’il avait rencontrés sur le pont de Vecchio-Forte. Il se retint d’en parler, respectant le vœu de discrétion émit par Gwildor.
« Not’ roi emmène l’un de ces combattants à l’Ordeal. » Continua le chef. « Pour ne présenter qu’un seul d’entre eux, pour sûr il doit être fort ! »
Le garçon se rappela que Gwildor avait déjà parlé de cet événement. « Qu’est-ce que c’est l’Ordeal ? » Demanda-t-il avec naïveté.
« Ça mon gars, c’est la plus grande compétition du continent ! Vos jeux d’Ascalone à côté c’est de la rigolade. Même vot’ jeu de crosse peut pas se comparer à l’intensité de ces combats. C’est le plus grand rassemblement de soldats et de gladiateurs qui soit. Y jouent pas d’argent ces gars là ! Y jouent leurs vies ! Depuis que le grand-père de not’ roi a légalisé les combats de gladiateurs, on a vu apparaître des arènes dans le pays et les meilleurs partent pour l’Ordeal… On a eu de nombreux vainqueurs. Mais les meilleurs sont les gens du continent uthopien. A Métilone ou Alessandria, y z’ont des écoles de gladiateurs où qu’y z’entraînent des gars depuis tout gamin. Je rêve d’aller voir ces jeux… un jour. »
« Mais… les participants peuvent mourir. » Lança Güen incrédule.
Le chef le regarda avec surprise. « Bah oui ! C’est le jeu. En y participant y connaissent les risques. »
« Et des gens vont voir ce spectacle ?! Ils payent pour voir des hommes se faire tuer ? »
« Bah oui ! »
Le garçon réalisa qu’aux yeux du chef de convoi c’était dans l’ordre des choses… une évidence, une pratique tellement ancrée dans les coutumes qu’aucun argument moral n’aurait pu se glisser dans la discussion sans paraître ridicule. Il garda son avis sur le sujet et écouta le bonhomme énumérer les noms des grands champions de ce siècle. Il parla aussi des exploits qui font les légendes et des épreuves qui avaient particulièrement marqué les éditions passées. Güen comprit qu’il touchait là quelque chose de gigantesque dans l’intérêt collectif. Pourtant lui n’en avait jamais entendu parler. Il réalisa que le Norsemberland et tout ce qu’il représentait n’était pas seulement un exemple de vie alternative mais une tour d’ivoire dans laquelle un petit nombre de privilégiés avait choisi de se protéger de la nature humaine.
Les paysages défilèrent sous ses yeux curieux. Après avoir traversé une région parsemée de collines pelées et rocailleuses, la caravane pénétra dans un canyon aux parois abruptes, probablement le lit d’une rivière asséchée depuis longtemps.
« Par ce chemin, ‘n’arrivera avant la nuit au fleuve qui longe la Chaîne des Aiguises. » Expliqua le chef. « On campera à Rossetto puis, demain, on r’mont’ra le courant en barges à aubes. Deux jours plus tard, on s’ra à Aguadir où y aura des bufflons pour remplacer les camelens. Y sont plus adaptés aux montagnes et aussi forts. »
L’impatience commençait à se faire sentir. Güen transpirait à grosses gouttes et le foulard sur sa tête ne retenait plus l’excès de sueur. Malgré l’ombre salvatrice du profond défilé, l’air était sec et aucun courant d’air ne le rafraîchissait. Les kilomètres passèrent lentement, la poussière collait à la peau et les vêtements humides gênaient les mouvements. Inexorablement, la caravane avançait dans des nuages de sable fin et dans le bruit des moteurs qui se répercutait sur les rochers. Le garçon se languissait de voir arriver la fin du canyon. A mesure que l’après-midi touchait à sa fin, les ombres gagnèrent en densité. Ce n’est que dans la soirée que le convoi parvint enfin à sa destination. C’est un paysage étonnant qui se présenta aux yeux ébahis de l’adolescent.
L’embouchure du canyon s’ouvrit sur une plaine légèrement en pente descendante et entourée de falaises abruptes. A ses pieds, le fleuve, large mais docile, apportait une fraîcheur salvatrice aux voyageurs épuisés. Il serpentait dans une grandiose vallée à l’herbe rase et intensément verte comparée aux dégradés ocre des rochers. Les eaux d’émeraude contrastaient avec la clarté de la roche et semblait lancer une généreuse invitation à l’adresse des nomades. Une haute muraille de pierres et de terre rouge séchée protégeait la partie du village qui était construite sur la rive. D’autres bâtiments, maisons, entrepôts et cabanes de pêcheurs avec carrelets se dressaient sur des pilotis et avançaient sur les eaux calmes du fleuve.
Sur la droite du village, des jardins en terrasses avaient été aménagés sur la pente au pied de la paroi. Un système d’irrigation fait de petits canaux parallèles aux falaises alimentait les différents étages alors que, de chaque côté des cultures, des roues tournaient de façon incessante afin de faire monter l’eau du fleuve jusqu’aux étages supérieurs. Toute cette verdure, concentrée dans un espace si restreint paraissait irréelle. Des arbres fruitiers de grandes tailles poussaient sur un sol riche et sombre. Cette terre si brune semblait venue d’ailleurs. Güen se posait de nombreuses questions sur le pourquoi et le comment d’un tel village au milieu de nulle part. En voyant le tas de fumier et de détritus odorant qui se dressait aux pieds des plantations, il comprit d’où venait la couleur riche des sols. Rien de nourrissant n’aurait pu pousser sur ce terrain fait de poussière et de cailloux sans l’apport de cette matière organique. Sur la gauche, un troupeau d’une quinzaine de camelens géants paissait tranquillement sur une prairie luxuriante. Quelques chevaux et des moutons gardés par des chiens erraient sur l’étendue d’herbe grasse alors que des femmes en longues tuniques claires cueillaient des baies sur des buissons contre la falaise. Juste à côté, des colonnes, des arches et autres ouvertures étaient taillées à même la roche, laissant imaginer un réseau complexe de couloirs et d’habitations troglodytiques dans la fraîcheur de cavernes artificielles.
Güen jeta un regard illuminé à Kobal qui lui renvoya un sourire entendu. En ce lieu, les hommes avaient réussi à développer une autosuffisance comparable à celle que les Norses avaient dû inventer.
La caravane entra dans le village de Rossetto en passant entre deux grandes tours de guet aussi rouges que le mur d’enceinte. Les chariots arrivèrent sur une vaste place centrale juste assez grande pour leur permettre de se ranger les uns contre les autres. Aussitôt, une bonne trentaine de personnes sortirent des habitations alentour et commencèrent à dételer les animaux de leurs engins. Ceci fait, ils les emmenèrent dans les prés pendant que les chariots étaient tirés vers le port. L’organisation paressait minutieuse et impeccablement ordonnée.
La douzaine de voyageurs clandestins se dirigea vers la taverne en plein air qui bordait l’esplanade. Ils s’installèrent sous les auvents de toile et commandèrent des boissons en observant ce joyeux remue-ménage. Les membres de la caravane retrouvaient leurs amis et parfois même femmes et enfants. Les allers et retours que faisait le convoi permettaient de passer par cet endroit une à deux fois par mois mais le reste du temps, les nomades n’avaient que leurs camarades, leurs bêtes et la poussière de la route pour seule compagnie.
Güen s’assit dans une chaise de roseaux tressés et observa l’architecture atypique des habitations. Elles étaient construites dans cette même matière rougeâtre qui constituait la muraille extérieure, mélange de terre argileuse, de paille et de pierres. Les lignes et les angles n’étaient pas forcément droits, les habitations récentes prenaient même la forme de dômes superposés. Les bâtiments les plus anciens s’élevaient sur quatre étages et rappelaient certaines constructions d’insectes avec leurs sommets formant comme un large conduit de cheminée arrondi. Les ouvertures étaient étroites et surplombées de panneaux à lamelles que l’on pouvait baisser pour se protéger des rayons du soleil. Cet endroit avait dû voir de nombreuses générations d’hommes se succéder car l’allure générale du village plongeait le visiteur dans une impression de voyage dans le temps. Le port était constitué d’un entassement de pierres et de roches qui avançait dans les eaux sombres. Le tout avait été recouvert de mortier et de dalles afin de former un sol plat et rigide. Les cinq pontons perpendiculaires à la rive se dressaient sur des piliers de bois épais et accueillaient une barge sur chacun de leurs côtés. C’est donc une dizaine de bateaux à aubes qui allait transporter la caravane vers sa prochaine destination : Aguadir.
Kobal sortit le garçon de sa réflexion. « Je voudrais rencontrer le chef du village. Veux-tu m’accompagner ? »
Güen hocha la tête, finit son verre de citronnade et suivit le vieil homme vers ce qui semblait être le bâtiment administratif du village. Les deux compagnons poussèrent les épaisses portes de bois et pénétrèrent dans un vaste espace frais et lumineux. Le plafond était haut, en forme de coupole et un large conduit d’aération était percé en son centre. Tout en permettant d’évacuer l’air chaud de la construction, celui-ci laissait pénétrer la lumière extérieure qui se réfléchissait sur un système de miroirs. Les murs, peints de blancs, étaient luminescents comme les cavernes chauffées dans lesquelles Kobal faisait pousser fruits et légumes quand ils étaient au Norsemberland.
Le garçon observa attentivement ces ingénieux systèmes. Leur mise en place lui paraissait étrangement familière. Il tourna sur lui-même, remarqua les efforts d’isolation et les formes arrondies du hall. Cela lui rappelait la salle du conseil du Norsemberland.
« Tu commences à comprendre ? » Lui murmura Kobal.
Güen n’eut pas le temps de répondre. Des pas se firent entendre dans les escaliers de pierre qui montaient à l’étage. Une femme d’une cinquantaine d’années, mince, le teint mat et les cheveux grisonnants, descendait les marches. Elle portait des vêtements amples, blancs et orange, simples mais élégants. « Puis-je vous aider messieurs ? » Dit-elle en langue commune. « Je suis Sima Delrio, l’administratrice de ce village. Vous êtes arrivés avec la caravane je suppose… »
Kobal lui fit le salut des Traqueurs, sa main ridée toucha son front, sa bouche et son cœur avant de se tendre vers son interlocutrice. « Je vous salue. Vous êtes justement la personne que je cherchais. Je me nomme Kobal et je viens du Norsemberland. » En dehors de l’Eurésia et dans un tel endroit, le Sage n’avait vraisemblablement pas le cœur à dissimuler son identité. « J’ai entretenu une longue correspondance avec votre mère… »
Le visage de l’administratrice s’illumina tout à coup comme si elle venait de retrouver une ancienne mais très chère connaissance. « Par tous les dieux des cieux ! Quelle incroyable visite ! Aucun mot ne peut décrire mon bonheur ! Votre présence est la plus formidable surprise qui soit ! » Elle saisit les deux mains du vieillard et enfouit son visage dedans. « Si seulement ma mère avait pu vous rencontrer… Hélas elle nous a quittés l’an dernier au cours de l’été. »
« Je le craignais, sa dernière lettre mentionnait sa faiblesse de plus en plus handicapante. Quelle terrible perte pour le royaume de Stéléa. Votre mère était une très noble femme aux innombrables qualités et une érudite des plus brillantes. »
L’administratrice semblait ne pas vouloir lâcher les mains ridées. « Merci de votre sollicitude maître. Mais elle n’aurait pas accompli autant de merveilles en ce lieu sans vos précieux conseils. » Elle prit Kobal par le bras et le conduisit dehors. « Votre idée de climatiser nos maisons en vous inspirant des termitières est une invention brillante, sans oublier les tuyaux qui récupèrent la fraîcheur des sols pour l’injecter dans nos demeures ! Toutes ces trouvailles ont radicalement changé la vie de ce village. Avant que ma mère ne décide de s’y installer, tout n’était que poussière et misère ! La cité troglodytique était à l’abandon et le peuple atypique qui vivait ici se mourait. »
Kobal saisit son bâton de route à nouveau et marcha lentement tout en dédiant son attention à l’architecture et à l’agencement des bâtiments. « C’est une extraordinaire expérience pour moi de voir ce projet tel que je l’ai imaginé. Votre mère a fait de mes théories une réalité qui va au-delà de mes espérances. »
Güen comprenait maintenant pourquoi ici tout était si maîtrisé. Population réduite, autosuffisance, habitat adapté, production raisonnée… Le modèle norse était donc adaptable et modulable mais l’esprit restait préservé. Kobal était avide de savoir comment ses plans et ses idées avaient été mis en pratique. Il questionna longuement l’administratrice et visita le village dans son intégralité malgré l’obscurité froide qui s’insinuait dans la vallée. Sima Delrio était intarissable. Le plus difficile était de garder la population à un niveau maximum, expliqua t’elle. En ces temps difficiles, de nombreux voyageurs voulaient s’installer dans ce havre de paix mais les capacités de cet espace de vie étaient beaucoup plus limitées qu’au Norsemberland. Son enthousiasme à parler de son village eut tôt fait d’attirer une foule de curieux autour d’eux. Le mot passa que l’architecte de Rossetto était là et chacun tint à le rencontrer afin de le remercier chaleureusement. Vivre en ce lieu alors que la misère s’emparait du pays était un immense privilège. Tous en avaient conscience.
Le Sage fut pris au dépourvu par l’engouement qui saisit la ville. C’en était fini de la discrétion. Contre toute attente pourtant, il se laissa porter par les événements et ne chercha pas à retenir l’élan de gentillesse que les gens lui témoignaient. Il était sur ses gardes depuis trop longtemps ; en ce jour, en ce lieu, il voulait tout simplement renouer avec la sincérité, l’insouciance et la chaleur humaine.
Güen profita de la joyeuse pagaille pour s’échapper. Il s’en alla de son côté afin de savourer cet endroit d’une façon moins technique. Un campement de toiles fut construit en quelques minutes sur la prairie, des braseros furent installés pendant que des morceaux de viande étaient déposés sur des grilles au dessus des braises. Les villageois servirent des plats variés faits de fruits confis, de dates, de noix de cajou et de légumes en sauce épicée. Le vin coula généreusement.
A mesure que l’on s’approchait de la fin du repas, on jeta quelques branches dans le feu de camp, on sortit des instruments à cordes et des tambourins et la musique s’éleva dans le ciel étoilé. Les jeunes gens se mirent à danser autour des flammes. Les filles aux longs cheveux noirs se parèrent de voiles sertis de paillettes et se lancèrent dans des séries de mouvements doux et sensuels sous le regard admiratif du semi Elfe. Portées par les vapeurs d’alcool, les danseuses se dénudèrent, laissant apparaître leurs tailles sveltes parées de ceintures dorées. Leurs hanches se balançaient de façon érotique comme pour attiser la convoitise des spectateurs. Leurs jambes et leurs silhouettes se dessinaient en contre jour dans les tissus fins et colorés. L’ivresse des sens saisit le jeune garçon. Son odorat tout émoustillé par les saveurs exotiques, la sensibilité à fleur de peau, les oreilles bercées de rythmes langoureux, il frôlait l’extase. Quand la musique fut saisie d’une fièvre scandaleuse et que son intensité grimpa dans un tourbillon de notes vertigineuses, les filles se lancèrent dans une farandole endiablée, une main attrapa celle de Güen avec vigueur et il se retrouva prit dans un maelström de sons et de lumières ambrées.
Au bout de cette main audacieuse qui l’avait sorti de son rêve éveillé, Güen vit se dessiner le corps gracieux d’une jeune femme au visage d’ange. Dans la danse des flammes, il distingua son sourire joueur, ses yeux en amande d’une incroyable profondeur. Les rubans d’or et d’argent qui couraient dans ses longs cheveux noirs et ondulés illuminaient son visage de multiples éclats. Son rire était puissant, cristallin, Güen chavirait, son cœur battait à tout rompre alors que des bouffées de chaleur lui montaient au visage.
Elle le prit par la taille, les mains du garçon s’enroulèrent autour de la sienne et il sentit sa peau douce et chaude sous ses doigts. Elle tournoyait entre ses bras et envoyait ses cheveux dans les airs en exhalant des parfums délicat et savoureux de cannelle et de menthe. Elle se colla à lui et l’emmena dans son rythme. Sa grâce et sa souplesse étaient telles que Güen se sentit devenir excellent danseur. Combien de temps restèrent-ils ainsi enlacés dans les airs suaves joués par l’orchestre ? Suffisamment longtemps pour que la lune et son anneau d’or soient hauts dans le firmament et que leurs corps fébriles aient envie de pousser plus en avant l’ivresse des premiers contacts. Elle ne parlait pas la langue commune mais ce qu’ils avaient à partager ne nécessitait aucun échange de mots inutiles ou superficiels.
Elle l’entraîna dans la nuit, non sans amener avec elle un châle et une épaisse couverture en laine de camelen. Loin du camp, la fraîcheur les saisit. A la lueur des étoiles et de la lune d’argent, ils descendirent au bord de la rivière. Sous leurs pieds nus, les rochers étaient encore tièdes. Elle étendit la couverture sur le sable rugueux, lui ôta ses vêtements et fit tomber son foulard. En voyant les oreilles d’elfe, elle parut surprise mais d’autant plus intéressée. Son sourire espiègle et éclatant sous la lumière céleste lui lança un défi quand elle se jeta dans les eaux sombres. Güen prit une grande inspiration et plongea à son tour. Il nagea sous l’eau, saisit les chevilles de la jeune femme et laissa ses mains remonter sur ses jambes. Sa bouche déposa de nombreux baisers sur ses cuisses, sa toison et s’arrêta sur son ventre. Il souffla tout l’air de ses poumons en envoyant des bulles caresser son corps. Il entendit son rire chantant déformé par l’eau. En sortant la tête, il n’eut presque pas le temps de respirer que déjà elle l’embrassait passionnément en serrant ses bras autour de son cou. Ils coulèrent tous les deux ainsi enlacés, sa langue entra dans la bouche de l’adolescent. Elle était douce, chaude et enivrante. Ils échangèrent de nombreux baisers, osèrent des caresses audacieuses et se serrèrent l’un contre l’autre à mesure que les frissons les saisissaient.
Ils allèrent se réchauffer sur de gros rochers polis par le temps et le roulis du fleuve. Elle s’allongea sur le dos. Quelle vision extraordinaire que ce corps nu dans l’obscurité mais entouré de la lumière irréelle de Scilla. Les gouttes d’eau dans ses cheveux ondulés faisaient comme des perles de cristal. Güen passa sa main sur ses jambes, remonta sur son ventre et s’attarda dans le creux de ses hanches. Sa peau lisse et tendue résonnait comme une suave invitation. Les lèvres du garçon pincèrent délicatement la chair tout autour de son sexe et de nouveaux rires coquins s’élevèrent vers le ciel. Il plaça son visage entre ces longues jambes fines, elle se cambra en sentant la langue du garçon entrer en elle. Guidé par les gémissements de la jeune femme, il prit son temps pour lui faire atteindre le bonheur suprême. Saisie d’ivresse, la bouche de Güen continua son exploration méticuleuse et remonta sur les seins raffermis par l’eau froide ; il les suçota comme un enfant goulu et son esprit se trouva tout à coup envahit d’une fièvre incontrôlable. Il enfouit son visage dans son cou et frémit d’excitation en sentant l’extrémité de son sexe à l’entrée du paradis. Elle saisit le membre tendu à la limite de la douleur et l’invita en elle. Etourdit par l’excitation, le garçon ne fut pas long à exprimer son plaisir. Elle sourit à son air désolé et le pressa contre elle.
Leurs mains se caressèrent longuement alors que leurs corps chauds frémissaient sous les courants d’air sauvages qui serpentaient dans le canyon. Seul le bruissement régulier de la rivière troublait la quiétude de l’instant. Plaçant sa bouche contre les longues oreilles du garçon, la jeune femme se mit à chanter dans une langue qui n’était pas du stéléen.
Il posa la main sur son torse. « Je m’appelle Güen. »
« Ma chiam Sofia. » Lui répondit-elle avec un délicieux sourire.
Ils allèrent s’allonger sur la couverture et glissèrent dans un sommeil léger entrecoupé de nouveaux ébats chaque fois que la fièvre s’emparait de leurs corps.
Au petit matin, Güen ouvrit les yeux sur la vallée rougie par les premiers rayons du soleil. Si parfois, on n’a pas conscience du bonheur que l’on est en train de vivre, ce n’était pas son cas. A ce moment précis, il savait combien il était privilégié d’avoir passé une nuit d’amour sous les étoiles en compagnie d’une femme d’une telle douceur. S’il avait dû mourir en ce jour, il n’aurait eu aucune crainte car il avait le sentiment d’avoir connu la joie suprême. Celle qui emplit chaque recoin de votre corps au point qu’il pourrait en exploser de joie. Il était ivre de plénitude et avait été touché au plus profond de lui-même par cette tendre symbiose. Il aurait voulu que le temps arrête sa course pour savourer la paix qu’elle lui avait offerte encore un peu plus longtemps. Mettre un terme à cette fuite sans but…
Il plongea dans les eaux froides pour se défaire de l’odeur excitante du sexe puis il s’habilla. Il s’allongea auprès de sa compagne qui le regardait avec tendresse, enveloppée dans l’épaisse couverture. Il ne savait pas comment prendre congé. D’ici quelques minutes, la caravane reprendrait sa route, il entendait déjà le cri des hommes qui chargeaient les barges. D’un consentement commun, ils avaient partagé un moment d’intense passion mais il fallait partir.
Il prit ses deux mains fines dans les siennes et y déposa son visage, comme il avait vu l’administratrice faire la veille. La jeune femme sourit, l’embrassa fougueusement et plaça sa tête contre le torse de Güen. « A shanta ir ». Dit-elle. Elle passa ses doigts sur son visage puis elle le poussa délicatement de son étreinte. Le garçon regarda longuement dans ses yeux noirs. Ils se comprenaient. Il lui renvoya son sourire et prit la direction du village.
La flotte était déjà presque prête à partir. Les chariots avaient été placés sur les barges, laissant ainsi la place centrale libre. Les villageois, les traits tirés par la nuit de festivité, souhaitaient bon voyage aux membres de la caravane. Güen repéra le chef de convoi et alla prendre place sur l’embarcation. Il ne vit aucun signe de Kobal. Il commençait à s’inquiéter lorsqu’il le vit sortir de la foule en compagnie de Sima Delrio. Celle-ci le tenait toujours par le bras, à la différence que cette fois elle paraissait étonnamment chaleureuse et familière avec lui. Il les vit échanger un regard complice, elle déposa un baiser sur les lèvres du vieil homme et le conduisit sur son bateau. « Ton séjour à Rossetto fut-il plaisant ? » Dit-elle à Güen avec un sourire.
Le garçon se trouva déconcerté par cette question. Il ne savait pas si elle faisait référence à sa nuit passionnée ou bien si ce n’était qu’une simple formule de politesse. « Oui, ce village est merveilleux… je comprends que beaucoup de monde veuille venir vivre ici. C’est paisible et extraordinairement beau. »
« Laquelle de nos jeunes femmes t’a initié aux coutumes de notre peuple ? » Ajouta-t-elle d’une façon très naturelle.
Güen vit Kobal rire malicieusement de son air penaud. « Sofia… » Répondit-il décontenancé.
« Ah, tu as de la chance. Tu as dû beaucoup lui plaire car c’est une charmante demoiselle qui n’accorde pas ses faveurs à n’importe qui… Comme moi d’ailleurs. » Elle lança un regard complice à Kobal.
Güen ne comprenait pas ce qui se passait. Il était gêné de faire allusion à des événements aussi intimes. Il était tout aussi embarrassé d’imaginer le Sage avec une femme.
« A vrai dire, je n’ai rien fait pour la séduire… Elle est venue… et voilà… »
Sima lui passa la main sur la joue. « N’en rougis pas, c’est notre tradition ici. Les femmes choisissent avec qui elles veulent passer une nuit, une vie ou bien qui sera le père de leurs enfants. Chacun a un rôle bien déterminé dans notre société, c’est comme cela que nous trouvons notre équilibre et notre sérénité. L’idée de liberté individuelle nous est très chère. »
L’étonnement du garçon grandit une nouvelle fois en considérant les conséquences d’un tel mode de vie. C’était tellement différent de ce qu’il avait connu : le jeu de séduction, l’amour, les mariages…
Kobal embrassa l’administratrice une fois de plus et la laissa quitter la barge. Les habitants de Rossetto saluèrent les voyageurs, les moteurs se mirent à cracher leurs fumées dans le ciel du petit matin et la flotte prit la direction du soleil levant.
Les deux compagnons regardèrent longuement disparaître le village rouge dans son écrin d’émeraude. Kobal mit sa main sur l’épaule de son protégé, comme à son habitude.
« Cette vallée et son peuple sont incroyables, non ? » Dit-il.
« Leur mode de vie est tout aussi surprenant ! »
« Oui. S’il existe d’autres matriarchies dans le monde, celle-ci ne ressemble à aucune autre. Le système est égalitaire. L’administratrice est toujours une femme mais chaque habitant compte pour une voix dés lors qu’il faut prendre une décision collective. les femmes ont leur rôle et les hommes le leur mais ils ne peuvent séjourner ici qu’en obéissant à des règles strictes. La répartition des tâches n’est pas exclusive mais elle repose sur une importante part de responsabilité, comme c’était le cas au Norsemberland. C’est en matière de vie sociale que les mœurs de ce peuple sont étonnantes. Il y a plusieurs siècles de cela, un peuple dirigé par un conseil de femmes vivait dans cette vallée. Les hommes pêchaient, taillaient la pierre des falaises pour creuser leurs demeures ou partaient pendant plusieurs semaines pour faire du commerce, si bien que la vie familiale, sociale et administrative du village était entièrement régie par le Conseil des Anciennes. Elles géraient les stocks, répartissaient les tâches et faisaient le lien entre toutes les activités. Dés le départ, cette société s’est construite à l’écart des croyances monothéistes qui prônent la monogamie et la fidélité comme seules valeurs matrimoniales. Les hommes étant absents pendant de longues périodes, cela aurait été contraignant.
Comme les femmes étaient les seules à vivre toute l’année dans cette vallée, elles s’organisèrent à leur façon. Les tâches quotidiennes se faisaient de façon collective, de même que l’éducation des enfants. Ce dernier aspect est hautement important puisqu’elles ont façonné la perception des futurs habitants de la vallée sur plusieurs générations. Dans la cité troglodytique, il y avait toujours plus de femmes que d’hommes ce qui leur permettait d’être toujours majoritaires. Cela donna un grand pouvoir aux Anciennes et peu à peu, à toutes les femmes. C’est là qu’il y a eu un renversement de pouvoir. Elles n’étaient plus à la disposition des hommes ! Ce sont eux qui ont dû se plier aux règles et aux coutumes de la ville où ils ne faisaient que passer. Chaque retour de caravane était un moment de fête et de convivialité, de partage et de saine luxure. Cette tradition a perduré jusqu’à maintenant. Cependant, cette civilisation a failli disparaître.
A mesure que le royaume de Stéléa développait son autorité, ses réseaux de communication et ses taxes, il a cherché à uniformiser les croyances sous l’égide des trois religions dominantes. Comme celles-ci prônent le mariage et la monogamie, le peuple troglodytique a été sommé de se plier aux règles. De plus, les impôts devant être payés en espèces, le système de troc, de services et de biens en nature utilisé ici n’avait aucune chance de survivre. Il fallait donc trouver le moyen de vendre des produits ou de monnayer des services. Les terres au sud ont été surexploitées, comme te l’a expliqué le chef du convoi. Le fleuve a été presque vidé de ses poissons et par conséquent, beaucoup d’habitants ont dû rejoindre des villes plus… civilisées afin de vivre correctement.
Quand la mère de Sima a découvert cet endroit, il était presque à l’abandon. Elle y venait avec un groupe d’étudiantes pour visiter les grottes et la ville troglodytique. Seules quelques familles y vivaient encore en autarcie, perpétuant les traditions de leurs ancêtres. Hélas, la population souffrait d’une forte mortalité infantile liée à un mode de vie très rude et à la consanguinité.
Elle fut charmée par la vallée et l’accueil chaleureux de ses habitants, si bien qu’elle décida de réhabiliter cet endroit. En entendant parler de ce que nous avions réalisé au Norsemberland, elle rédigea un courrier détaillé sur l’histoire de cette civilisation et sur les ressources des environs et me l’envoya afin d’avoir mon avis. Le défi me passionna. Je lui fis donc parvenir un dossier volumineux avec, en particulier, des plans inspirés des systèmes d’irrigation mis en place par les Elfes du continent saarien. Je m’efforçai de tenir compte des traditions passées et des exigences présentes, tout en lui soumettant quelques idées expérimentales en matière d’architecture. Avec quelques volontaires et les habitants de la vallée, ils ont réussi à faire pousser suffisamment d’arbustes et d’herbes pour développer l’élevage. A mesure que leurs déchets organiques augmentaient, ils ont enrichi les sols et agrandi les parcelles cultivées. Tout cela s’est fait très progressivement et finalement, le succès de ce projet dépasse mes espérances. Rossetto est devenu très populaire et c’est maintenant un lieu de passage important. Cela permet aux habitants d’enrichir leur peuple grâce aux métissages qui ont lieu lors du passage des caravanes. Les femmes vivent une sexualité très libre mais par contre elles choisissent le père de leurs enfants avec la plus grande rigueur… D’ailleurs, peut être que Sofia portera votre enfant…
Le vieil homme était tout à fait sérieux. Le visage de Güen se crispa tout à coup. « Vous pensez qu’elle pourrait être enceinte de… moi. » La panique se lisait sur ses traits tendus et paniqués. « Mais je n’ai que quinze ans ! Je ne peux pas être père ! »
« Ne t’inquiète pas, c’est comme cela qu’ils vivent ici. Elle ne te demandera rien. C’est une communauté très solidaire et Sofia éduquera son enfant, qu’il soit de toi ou d’un autre homme, comme elles l’ont toujours fait dans cette vallée. En plus, si jamais elle devait avoir votre enfant, tu ne pourrais pas imaginer meilleur endroit au monde pour le voir grandir. As-tu déjà vu lieu plus paisible le long des centaines de kilomètres que nous avons parcourus ? »
« Oui mais qu’en est-il de mes sentiments ? Je vais devoir vivre avec ce doute toute ma vie ! Peut-être que mon enfant va grandir à Rossetto et que je ne le verrai jamais ! »
La main de Kobal pressa plus fort sur l’épaule de son protégé. « Premièrement, ici les hommes n’interviennent pas dans l’éducation des enfants avant le début de l’adolescence et il n’existe pas de famille au sens propre du terme. Il n’y a que la communauté qui compte. Donc, personne dans ce village ne peut reproduire ce que tu as connu avec Esteban. Deuxièmement, ces considérations ne t’ont pas effleuré l’esprit hier soir quand tu batifolais avec cette jeune femme. Il faut pourtant que tu gardes à l’esprit que l’acte d’amour, aussi jouissif soit-il, peut avoir comme conséquence de donner la vie. Alors ne le gâche pas en en faisant quelque chose d’égoïste et de purement physique car c’est la plus grande responsabilité qui soit… Et puis, il y a bien d’autres façons de trouver le plaisir en bonne compagnie sans pour autant en subir les conséquences neuf mois plus tard. »
Le Sage sourit. Güen ne l’avait pas vu si heureux depuis qu’ils avaient quitté le Norsemberland. Il paraissait avoir rajeuni. Peut-être avait-il tout simplement relâché la tension accumulée ces derniers mois. Rossetto représentait un formidable espoir dans sa quête de l’Equilibre. Ce village prouvait que la province norse n’était pas une exception et que cette théorie fonctionnait.
Les yeux vairons du vieillard brillaient d’un éclat juvénile. « Je suis heureux d’avoir fait ce voyage avec toi. Cela faisait bien longtemps que je voulais venir ici. Je croyais que cela n’arriverait jamais. »
...
Kobal et Güen s’installèrent sous un arbre en attendant le passage du convoi. Ils l’entendirent arriver dans un ronflement tonitruant alors que la fumée sombre des cheminées de la motrice s’élevait dans le ciel profondément bleu. Sortant de la poussière, des chariots tirés par d’énormes camelens aux poils ras apparurent au détour d’un virage. Des hommes en armes et à l’allure sévère encadraient la longue caravane de marchands sur leurs chevaux rapides. Ils portaient des arbalètes de poings et de longues hallebardes en croissant de lune. Les tatouages sur leurs visages et leurs vêtements bleu ciel et bleu marine laissaient penser qu’ils appartenaient à la même tribu. Les turbans foncés qui entouraient leurs têtes et les protégeaient de la poussière ne laissaient voir que leurs visages sombres et anguleux. Leur prestance naturelle était renforcée par l’allure fière et majestueuse de leurs petits pure-sangs.
Une dizaine de chariots de tailles variables passèrent sous les yeux éberlués des deux compagnons. Une voix domina ce vacarme :
« Venez mes amis ! Vot’ carrosse est avancé ! » Le chef de convoi leur faisait de grands signes en leur indiquant de grimper sur le long chariot qu’il conduisait. Pas moins de six camelens géants tiraient le gigantesque engin fait de bois, d’armatures métalliques et de toile. Güen anticipa les difficultés du vieillard et alla au devant du char avec les affaires. Il les jeta sur la plateforme du conducteur et aida Kobal à saisir au vol l’échelle de bois. Puis, il grimpa à son tour avec agilité.
Le chef confia les rênes à son second et fit entrer les voyageurs dans le chariot. Une allée centrale le traversait de bout en bout. De chaque côté, de fines tentures transparentes avaient été dressées formant ainsi huit petites cabines équipées de paillasses épaisses, de coussins et de chaises en toile. Le plafond était relativement haut. De nombreux objets, de la charcuterie, des outres et divers outils pendaient aux armatures rigides qui permettaient de maintenir la toile tendue au dessus de leurs têtes. Au fond, des caisses étaient empilées dans un souci évident de rentabiliser l’espace. L’ensemble devait être particulièrement lourd pourtant l’attelage progressait à un bon rythme sous les ardents rayons du soleil.
« Prenez le compartiment libre qui vous convient. » Fit le bonhomme rondouillard dans sa barbe sombre. « D’autres voyageurs vont nous rejoindre dans les premiers kilomètres. Y a de l’eau dans les jarres, quelques livres, des jeux. Touchez à rien d’autre. Mettez vous à l’aise, le temps passe pas vite sur c’te fichue route. » Puis il regagna sa place sur la plateforme. Kobal s’installa sur une pile de coussins pendant que Güen, curieux, se dirigeait vers l’arrière de l’engin en descendant l’allée. Quelques chariots plus loin, en fin de cortège, un gigantesque monstre de bois et d’acier crachait sa fumée et avançait à la même allure que les attelages. Trois wagons citernes semblaient attachés à la motrice. Chacun était couronné de deux tourelles équipées d’arbalétriers. Le chargement devait être aussi précieux que lourd compte tenu des hommes en armes qui se tenaient en diverses corniches des wagons. Le lucianol, se dit Güen, ce qui fait marcher ce monde désormais. La motrice grondait et faisait vibrer le sol. Après avoir parcouru ce chemin un nombre incalculable de fois, les énormes roues métalliques et crantées avaient tassé la route et creusé une multitude de stries parallèles dans les graviers clairs. Le bruit des moteurs était irrégulier, permanent, irritant.
Güen retourna à l’avant et s’installa à côté du chef et de son second, à l’ombre d’un auvent tendu au dessus de leurs têtes. Il plissa ses yeux éblouis par la clarté des rayons du soleil sur les roches jaunâtres.
« Attends petit gars. » Dit le chef. « J’ai ce qu’il te faut. Lève toi un instant… » Il releva la planche sur laquelle ils étaient assis. Au milieu des épées et des arbalètes, des flèches et des carreaux qui remplissaient ce fourre-tout, le joufflu trouva une boîte de bois remplie de lunettes sombres aux verres fumés. Il en tendit une paire à Güen qui la plaça sur son nez en prenant bien garde de ne pas dévoiler ses oreilles sous son large bandeau. Lorsque le bonhomme rangea sa boite dans l’arsenal, le garçon constata que le matériel de guerre était des plus évolué.
« Vous êtes souvent attaqués lors de vos voyages ? » Demanda-t-il.
« Ça dépend, jusqu’à présent c’était assez rare… maintenant ça peut arriver… cinq à dix fois par an. Les temps sont durs ici… La population augmente… Faut nourrir tout le monde mais les terres sont pas fertiles. Y’a pu de travail en dehors de la ville, à part à la raffinerie de lucianol et aux puits d’extraction. Avant y avait beaucoup de champs entre Daguir et les montagnes mais les sources et les puits qui permettaient d’irriguer ont été épuisés. Alors on a fait des canaux pour utiliser la rivière… C’est à moitié sec maintenant. Z’ont coupé les arbres et les forêts pour agrandir la ville et faire marcher les fourneaux. Alors y pleut moins et le vent balaye tout… y reste le commerce. On envoie le lucianol et d’autres matières en Eurésia et on achète de quoi nourrir les pauv’ stéléens. C’est surtout au retour qu’on est attaqué… Quand y a à manger et de l’argent dans les chariots. »
Güen connaissait déjà cet enchaînement d’événements pour l’avoir entendu ressasser par Kobal… consommer jusqu’à l’épuisement des ressources… Il balayait du regard ce paysage rocailleux et tourmenté.
« Tout le pays est aussi sec ? »
« Non, à l’est y a encore des forêts et il fait moins chaud à cause de l’altitude. Autour de la capitale, y profitent des fleuves qui viennent des montagnes. C’est plus riche et assez vert. En dessous de Damascus, c’est le désert jusqu’à la jungle du Saarâh. » Le bonhomme épongea son front ruisselant. « Pour tout le pays les temps sont durs… Enfin, au dessus de nous z’aut’ pauvres gens, y en a qui vivent dans le luxe. Mon patron me paye une misère et pète dans la soie ! »
« En Eurésia, c’est pareil vous savez… On dirait que ce système ne peut fonctionner que s’il a des esclaves dociles pour faire le profit de ceux qui les gouvernent. Vingt pour cent des gens possèdent quatre-vingt pour cent des richesses…. » Güen crut entendre Knolen parler par sa bouche. En dépit de toute l’affection qu’il avait pour l’apprenti, il n’apprécia pas la sensation de ne pas réfléchir par lui-même. « Quand je me rappelle les jardins du roi, je me dis que c’est une aberration de consacrer un tel espace à une seule personne… »
« Tu sais mon gars, nos deux rois peuvent bien se serrer la main passque le not’ ne semble pas vouloir sacrifier son train de vie malgré la misère de son peuple. Et puis depuis qu’il a nommé son nouveau général, la répression est sévère. Y a eu des émeutes à la capitale. Les affamés ont pillé des entrepôts, y a eu des manifestations. C’est là que le général Satora est intervenu… lui et son peloton de sauvages… Y z’ont fait un massacre. Y portent tous un casque en forme de tête de tigron et y sont aussi larges que deux hommes à ce qu’on dit. »
Güen tressaillit. Il avait en tête la vision de ces gaillards qu’il avait rencontrés sur le pont de Vecchio-Forte. Il se retint d’en parler, respectant le vœu de discrétion émit par Gwildor.
« Not’ roi emmène l’un de ces combattants à l’Ordeal. » Continua le chef. « Pour ne présenter qu’un seul d’entre eux, pour sûr il doit être fort ! »
Le garçon se rappela que Gwildor avait déjà parlé de cet événement. « Qu’est-ce que c’est l’Ordeal ? » Demanda-t-il avec naïveté.
« Ça mon gars, c’est la plus grande compétition du continent ! Vos jeux d’Ascalone à côté c’est de la rigolade. Même vot’ jeu de crosse peut pas se comparer à l’intensité de ces combats. C’est le plus grand rassemblement de soldats et de gladiateurs qui soit. Y jouent pas d’argent ces gars là ! Y jouent leurs vies ! Depuis que le grand-père de not’ roi a légalisé les combats de gladiateurs, on a vu apparaître des arènes dans le pays et les meilleurs partent pour l’Ordeal… On a eu de nombreux vainqueurs. Mais les meilleurs sont les gens du continent uthopien. A Métilone ou Alessandria, y z’ont des écoles de gladiateurs où qu’y z’entraînent des gars depuis tout gamin. Je rêve d’aller voir ces jeux… un jour. »
« Mais… les participants peuvent mourir. » Lança Güen incrédule.
Le chef le regarda avec surprise. « Bah oui ! C’est le jeu. En y participant y connaissent les risques. »
« Et des gens vont voir ce spectacle ?! Ils payent pour voir des hommes se faire tuer ? »
« Bah oui ! »
Le garçon réalisa qu’aux yeux du chef de convoi c’était dans l’ordre des choses… une évidence, une pratique tellement ancrée dans les coutumes qu’aucun argument moral n’aurait pu se glisser dans la discussion sans paraître ridicule. Il garda son avis sur le sujet et écouta le bonhomme énumérer les noms des grands champions de ce siècle. Il parla aussi des exploits qui font les légendes et des épreuves qui avaient particulièrement marqué les éditions passées. Güen comprit qu’il touchait là quelque chose de gigantesque dans l’intérêt collectif. Pourtant lui n’en avait jamais entendu parler. Il réalisa que le Norsemberland et tout ce qu’il représentait n’était pas seulement un exemple de vie alternative mais une tour d’ivoire dans laquelle un petit nombre de privilégiés avait choisi de se protéger de la nature humaine.
Les paysages défilèrent sous ses yeux curieux. Après avoir traversé une région parsemée de collines pelées et rocailleuses, la caravane pénétra dans un canyon aux parois abruptes, probablement le lit d’une rivière asséchée depuis longtemps.
« Par ce chemin, ‘n’arrivera avant la nuit au fleuve qui longe la Chaîne des Aiguises. » Expliqua le chef. « On campera à Rossetto puis, demain, on r’mont’ra le courant en barges à aubes. Deux jours plus tard, on s’ra à Aguadir où y aura des bufflons pour remplacer les camelens. Y sont plus adaptés aux montagnes et aussi forts. »
L’impatience commençait à se faire sentir. Güen transpirait à grosses gouttes et le foulard sur sa tête ne retenait plus l’excès de sueur. Malgré l’ombre salvatrice du profond défilé, l’air était sec et aucun courant d’air ne le rafraîchissait. Les kilomètres passèrent lentement, la poussière collait à la peau et les vêtements humides gênaient les mouvements. Inexorablement, la caravane avançait dans des nuages de sable fin et dans le bruit des moteurs qui se répercutait sur les rochers. Le garçon se languissait de voir arriver la fin du canyon. A mesure que l’après-midi touchait à sa fin, les ombres gagnèrent en densité. Ce n’est que dans la soirée que le convoi parvint enfin à sa destination. C’est un paysage étonnant qui se présenta aux yeux ébahis de l’adolescent.
L’embouchure du canyon s’ouvrit sur une plaine légèrement en pente descendante et entourée de falaises abruptes. A ses pieds, le fleuve, large mais docile, apportait une fraîcheur salvatrice aux voyageurs épuisés. Il serpentait dans une grandiose vallée à l’herbe rase et intensément verte comparée aux dégradés ocre des rochers. Les eaux d’émeraude contrastaient avec la clarté de la roche et semblait lancer une généreuse invitation à l’adresse des nomades. Une haute muraille de pierres et de terre rouge séchée protégeait la partie du village qui était construite sur la rive. D’autres bâtiments, maisons, entrepôts et cabanes de pêcheurs avec carrelets se dressaient sur des pilotis et avançaient sur les eaux calmes du fleuve.
Sur la droite du village, des jardins en terrasses avaient été aménagés sur la pente au pied de la paroi. Un système d’irrigation fait de petits canaux parallèles aux falaises alimentait les différents étages alors que, de chaque côté des cultures, des roues tournaient de façon incessante afin de faire monter l’eau du fleuve jusqu’aux étages supérieurs. Toute cette verdure, concentrée dans un espace si restreint paraissait irréelle. Des arbres fruitiers de grandes tailles poussaient sur un sol riche et sombre. Cette terre si brune semblait venue d’ailleurs. Güen se posait de nombreuses questions sur le pourquoi et le comment d’un tel village au milieu de nulle part. En voyant le tas de fumier et de détritus odorant qui se dressait aux pieds des plantations, il comprit d’où venait la couleur riche des sols. Rien de nourrissant n’aurait pu pousser sur ce terrain fait de poussière et de cailloux sans l’apport de cette matière organique. Sur la gauche, un troupeau d’une quinzaine de camelens géants paissait tranquillement sur une prairie luxuriante. Quelques chevaux et des moutons gardés par des chiens erraient sur l’étendue d’herbe grasse alors que des femmes en longues tuniques claires cueillaient des baies sur des buissons contre la falaise. Juste à côté, des colonnes, des arches et autres ouvertures étaient taillées à même la roche, laissant imaginer un réseau complexe de couloirs et d’habitations troglodytiques dans la fraîcheur de cavernes artificielles.
Güen jeta un regard illuminé à Kobal qui lui renvoya un sourire entendu. En ce lieu, les hommes avaient réussi à développer une autosuffisance comparable à celle que les Norses avaient dû inventer.
La caravane entra dans le village de Rossetto en passant entre deux grandes tours de guet aussi rouges que le mur d’enceinte. Les chariots arrivèrent sur une vaste place centrale juste assez grande pour leur permettre de se ranger les uns contre les autres. Aussitôt, une bonne trentaine de personnes sortirent des habitations alentour et commencèrent à dételer les animaux de leurs engins. Ceci fait, ils les emmenèrent dans les prés pendant que les chariots étaient tirés vers le port. L’organisation paressait minutieuse et impeccablement ordonnée.
La douzaine de voyageurs clandestins se dirigea vers la taverne en plein air qui bordait l’esplanade. Ils s’installèrent sous les auvents de toile et commandèrent des boissons en observant ce joyeux remue-ménage. Les membres de la caravane retrouvaient leurs amis et parfois même femmes et enfants. Les allers et retours que faisait le convoi permettaient de passer par cet endroit une à deux fois par mois mais le reste du temps, les nomades n’avaient que leurs camarades, leurs bêtes et la poussière de la route pour seule compagnie.
Güen s’assit dans une chaise de roseaux tressés et observa l’architecture atypique des habitations. Elles étaient construites dans cette même matière rougeâtre qui constituait la muraille extérieure, mélange de terre argileuse, de paille et de pierres. Les lignes et les angles n’étaient pas forcément droits, les habitations récentes prenaient même la forme de dômes superposés. Les bâtiments les plus anciens s’élevaient sur quatre étages et rappelaient certaines constructions d’insectes avec leurs sommets formant comme un large conduit de cheminée arrondi. Les ouvertures étaient étroites et surplombées de panneaux à lamelles que l’on pouvait baisser pour se protéger des rayons du soleil. Cet endroit avait dû voir de nombreuses générations d’hommes se succéder car l’allure générale du village plongeait le visiteur dans une impression de voyage dans le temps. Le port était constitué d’un entassement de pierres et de roches qui avançait dans les eaux sombres. Le tout avait été recouvert de mortier et de dalles afin de former un sol plat et rigide. Les cinq pontons perpendiculaires à la rive se dressaient sur des piliers de bois épais et accueillaient une barge sur chacun de leurs côtés. C’est donc une dizaine de bateaux à aubes qui allait transporter la caravane vers sa prochaine destination : Aguadir.
Kobal sortit le garçon de sa réflexion. « Je voudrais rencontrer le chef du village. Veux-tu m’accompagner ? »
Güen hocha la tête, finit son verre de citronnade et suivit le vieil homme vers ce qui semblait être le bâtiment administratif du village. Les deux compagnons poussèrent les épaisses portes de bois et pénétrèrent dans un vaste espace frais et lumineux. Le plafond était haut, en forme de coupole et un large conduit d’aération était percé en son centre. Tout en permettant d’évacuer l’air chaud de la construction, celui-ci laissait pénétrer la lumière extérieure qui se réfléchissait sur un système de miroirs. Les murs, peints de blancs, étaient luminescents comme les cavernes chauffées dans lesquelles Kobal faisait pousser fruits et légumes quand ils étaient au Norsemberland.
Le garçon observa attentivement ces ingénieux systèmes. Leur mise en place lui paraissait étrangement familière. Il tourna sur lui-même, remarqua les efforts d’isolation et les formes arrondies du hall. Cela lui rappelait la salle du conseil du Norsemberland.
« Tu commences à comprendre ? » Lui murmura Kobal.
Güen n’eut pas le temps de répondre. Des pas se firent entendre dans les escaliers de pierre qui montaient à l’étage. Une femme d’une cinquantaine d’années, mince, le teint mat et les cheveux grisonnants, descendait les marches. Elle portait des vêtements amples, blancs et orange, simples mais élégants. « Puis-je vous aider messieurs ? » Dit-elle en langue commune. « Je suis Sima Delrio, l’administratrice de ce village. Vous êtes arrivés avec la caravane je suppose… »
Kobal lui fit le salut des Traqueurs, sa main ridée toucha son front, sa bouche et son cœur avant de se tendre vers son interlocutrice. « Je vous salue. Vous êtes justement la personne que je cherchais. Je me nomme Kobal et je viens du Norsemberland. » En dehors de l’Eurésia et dans un tel endroit, le Sage n’avait vraisemblablement pas le cœur à dissimuler son identité. « J’ai entretenu une longue correspondance avec votre mère… »
Le visage de l’administratrice s’illumina tout à coup comme si elle venait de retrouver une ancienne mais très chère connaissance. « Par tous les dieux des cieux ! Quelle incroyable visite ! Aucun mot ne peut décrire mon bonheur ! Votre présence est la plus formidable surprise qui soit ! » Elle saisit les deux mains du vieillard et enfouit son visage dedans. « Si seulement ma mère avait pu vous rencontrer… Hélas elle nous a quittés l’an dernier au cours de l’été. »
« Je le craignais, sa dernière lettre mentionnait sa faiblesse de plus en plus handicapante. Quelle terrible perte pour le royaume de Stéléa. Votre mère était une très noble femme aux innombrables qualités et une érudite des plus brillantes. »
L’administratrice semblait ne pas vouloir lâcher les mains ridées. « Merci de votre sollicitude maître. Mais elle n’aurait pas accompli autant de merveilles en ce lieu sans vos précieux conseils. » Elle prit Kobal par le bras et le conduisit dehors. « Votre idée de climatiser nos maisons en vous inspirant des termitières est une invention brillante, sans oublier les tuyaux qui récupèrent la fraîcheur des sols pour l’injecter dans nos demeures ! Toutes ces trouvailles ont radicalement changé la vie de ce village. Avant que ma mère ne décide de s’y installer, tout n’était que poussière et misère ! La cité troglodytique était à l’abandon et le peuple atypique qui vivait ici se mourait. »
Kobal saisit son bâton de route à nouveau et marcha lentement tout en dédiant son attention à l’architecture et à l’agencement des bâtiments. « C’est une extraordinaire expérience pour moi de voir ce projet tel que je l’ai imaginé. Votre mère a fait de mes théories une réalité qui va au-delà de mes espérances. »
Güen comprenait maintenant pourquoi ici tout était si maîtrisé. Population réduite, autosuffisance, habitat adapté, production raisonnée… Le modèle norse était donc adaptable et modulable mais l’esprit restait préservé. Kobal était avide de savoir comment ses plans et ses idées avaient été mis en pratique. Il questionna longuement l’administratrice et visita le village dans son intégralité malgré l’obscurité froide qui s’insinuait dans la vallée. Sima Delrio était intarissable. Le plus difficile était de garder la population à un niveau maximum, expliqua t’elle. En ces temps difficiles, de nombreux voyageurs voulaient s’installer dans ce havre de paix mais les capacités de cet espace de vie étaient beaucoup plus limitées qu’au Norsemberland. Son enthousiasme à parler de son village eut tôt fait d’attirer une foule de curieux autour d’eux. Le mot passa que l’architecte de Rossetto était là et chacun tint à le rencontrer afin de le remercier chaleureusement. Vivre en ce lieu alors que la misère s’emparait du pays était un immense privilège. Tous en avaient conscience.
Le Sage fut pris au dépourvu par l’engouement qui saisit la ville. C’en était fini de la discrétion. Contre toute attente pourtant, il se laissa porter par les événements et ne chercha pas à retenir l’élan de gentillesse que les gens lui témoignaient. Il était sur ses gardes depuis trop longtemps ; en ce jour, en ce lieu, il voulait tout simplement renouer avec la sincérité, l’insouciance et la chaleur humaine.
Güen profita de la joyeuse pagaille pour s’échapper. Il s’en alla de son côté afin de savourer cet endroit d’une façon moins technique. Un campement de toiles fut construit en quelques minutes sur la prairie, des braseros furent installés pendant que des morceaux de viande étaient déposés sur des grilles au dessus des braises. Les villageois servirent des plats variés faits de fruits confis, de dates, de noix de cajou et de légumes en sauce épicée. Le vin coula généreusement.
A mesure que l’on s’approchait de la fin du repas, on jeta quelques branches dans le feu de camp, on sortit des instruments à cordes et des tambourins et la musique s’éleva dans le ciel étoilé. Les jeunes gens se mirent à danser autour des flammes. Les filles aux longs cheveux noirs se parèrent de voiles sertis de paillettes et se lancèrent dans des séries de mouvements doux et sensuels sous le regard admiratif du semi Elfe. Portées par les vapeurs d’alcool, les danseuses se dénudèrent, laissant apparaître leurs tailles sveltes parées de ceintures dorées. Leurs hanches se balançaient de façon érotique comme pour attiser la convoitise des spectateurs. Leurs jambes et leurs silhouettes se dessinaient en contre jour dans les tissus fins et colorés. L’ivresse des sens saisit le jeune garçon. Son odorat tout émoustillé par les saveurs exotiques, la sensibilité à fleur de peau, les oreilles bercées de rythmes langoureux, il frôlait l’extase. Quand la musique fut saisie d’une fièvre scandaleuse et que son intensité grimpa dans un tourbillon de notes vertigineuses, les filles se lancèrent dans une farandole endiablée, une main attrapa celle de Güen avec vigueur et il se retrouva prit dans un maelström de sons et de lumières ambrées.
Au bout de cette main audacieuse qui l’avait sorti de son rêve éveillé, Güen vit se dessiner le corps gracieux d’une jeune femme au visage d’ange. Dans la danse des flammes, il distingua son sourire joueur, ses yeux en amande d’une incroyable profondeur. Les rubans d’or et d’argent qui couraient dans ses longs cheveux noirs et ondulés illuminaient son visage de multiples éclats. Son rire était puissant, cristallin, Güen chavirait, son cœur battait à tout rompre alors que des bouffées de chaleur lui montaient au visage.
Elle le prit par la taille, les mains du garçon s’enroulèrent autour de la sienne et il sentit sa peau douce et chaude sous ses doigts. Elle tournoyait entre ses bras et envoyait ses cheveux dans les airs en exhalant des parfums délicat et savoureux de cannelle et de menthe. Elle se colla à lui et l’emmena dans son rythme. Sa grâce et sa souplesse étaient telles que Güen se sentit devenir excellent danseur. Combien de temps restèrent-ils ainsi enlacés dans les airs suaves joués par l’orchestre ? Suffisamment longtemps pour que la lune et son anneau d’or soient hauts dans le firmament et que leurs corps fébriles aient envie de pousser plus en avant l’ivresse des premiers contacts. Elle ne parlait pas la langue commune mais ce qu’ils avaient à partager ne nécessitait aucun échange de mots inutiles ou superficiels.
Elle l’entraîna dans la nuit, non sans amener avec elle un châle et une épaisse couverture en laine de camelen. Loin du camp, la fraîcheur les saisit. A la lueur des étoiles et de la lune d’argent, ils descendirent au bord de la rivière. Sous leurs pieds nus, les rochers étaient encore tièdes. Elle étendit la couverture sur le sable rugueux, lui ôta ses vêtements et fit tomber son foulard. En voyant les oreilles d’elfe, elle parut surprise mais d’autant plus intéressée. Son sourire espiègle et éclatant sous la lumière céleste lui lança un défi quand elle se jeta dans les eaux sombres. Güen prit une grande inspiration et plongea à son tour. Il nagea sous l’eau, saisit les chevilles de la jeune femme et laissa ses mains remonter sur ses jambes. Sa bouche déposa de nombreux baisers sur ses cuisses, sa toison et s’arrêta sur son ventre. Il souffla tout l’air de ses poumons en envoyant des bulles caresser son corps. Il entendit son rire chantant déformé par l’eau. En sortant la tête, il n’eut presque pas le temps de respirer que déjà elle l’embrassait passionnément en serrant ses bras autour de son cou. Ils coulèrent tous les deux ainsi enlacés, sa langue entra dans la bouche de l’adolescent. Elle était douce, chaude et enivrante. Ils échangèrent de nombreux baisers, osèrent des caresses audacieuses et se serrèrent l’un contre l’autre à mesure que les frissons les saisissaient.
Ils allèrent se réchauffer sur de gros rochers polis par le temps et le roulis du fleuve. Elle s’allongea sur le dos. Quelle vision extraordinaire que ce corps nu dans l’obscurité mais entouré de la lumière irréelle de Scilla. Les gouttes d’eau dans ses cheveux ondulés faisaient comme des perles de cristal. Güen passa sa main sur ses jambes, remonta sur son ventre et s’attarda dans le creux de ses hanches. Sa peau lisse et tendue résonnait comme une suave invitation. Les lèvres du garçon pincèrent délicatement la chair tout autour de son sexe et de nouveaux rires coquins s’élevèrent vers le ciel. Il plaça son visage entre ces longues jambes fines, elle se cambra en sentant la langue du garçon entrer en elle. Guidé par les gémissements de la jeune femme, il prit son temps pour lui faire atteindre le bonheur suprême. Saisie d’ivresse, la bouche de Güen continua son exploration méticuleuse et remonta sur les seins raffermis par l’eau froide ; il les suçota comme un enfant goulu et son esprit se trouva tout à coup envahit d’une fièvre incontrôlable. Il enfouit son visage dans son cou et frémit d’excitation en sentant l’extrémité de son sexe à l’entrée du paradis. Elle saisit le membre tendu à la limite de la douleur et l’invita en elle. Etourdit par l’excitation, le garçon ne fut pas long à exprimer son plaisir. Elle sourit à son air désolé et le pressa contre elle.
Leurs mains se caressèrent longuement alors que leurs corps chauds frémissaient sous les courants d’air sauvages qui serpentaient dans le canyon. Seul le bruissement régulier de la rivière troublait la quiétude de l’instant. Plaçant sa bouche contre les longues oreilles du garçon, la jeune femme se mit à chanter dans une langue qui n’était pas du stéléen.
Il posa la main sur son torse. « Je m’appelle Güen. »
« Ma chiam Sofia. » Lui répondit-elle avec un délicieux sourire.
Ils allèrent s’allonger sur la couverture et glissèrent dans un sommeil léger entrecoupé de nouveaux ébats chaque fois que la fièvre s’emparait de leurs corps.
Au petit matin, Güen ouvrit les yeux sur la vallée rougie par les premiers rayons du soleil. Si parfois, on n’a pas conscience du bonheur que l’on est en train de vivre, ce n’était pas son cas. A ce moment précis, il savait combien il était privilégié d’avoir passé une nuit d’amour sous les étoiles en compagnie d’une femme d’une telle douceur. S’il avait dû mourir en ce jour, il n’aurait eu aucune crainte car il avait le sentiment d’avoir connu la joie suprême. Celle qui emplit chaque recoin de votre corps au point qu’il pourrait en exploser de joie. Il était ivre de plénitude et avait été touché au plus profond de lui-même par cette tendre symbiose. Il aurait voulu que le temps arrête sa course pour savourer la paix qu’elle lui avait offerte encore un peu plus longtemps. Mettre un terme à cette fuite sans but…
Il plongea dans les eaux froides pour se défaire de l’odeur excitante du sexe puis il s’habilla. Il s’allongea auprès de sa compagne qui le regardait avec tendresse, enveloppée dans l’épaisse couverture. Il ne savait pas comment prendre congé. D’ici quelques minutes, la caravane reprendrait sa route, il entendait déjà le cri des hommes qui chargeaient les barges. D’un consentement commun, ils avaient partagé un moment d’intense passion mais il fallait partir.
Il prit ses deux mains fines dans les siennes et y déposa son visage, comme il avait vu l’administratrice faire la veille. La jeune femme sourit, l’embrassa fougueusement et plaça sa tête contre le torse de Güen. « A shanta ir ». Dit-elle. Elle passa ses doigts sur son visage puis elle le poussa délicatement de son étreinte. Le garçon regarda longuement dans ses yeux noirs. Ils se comprenaient. Il lui renvoya son sourire et prit la direction du village.
La flotte était déjà presque prête à partir. Les chariots avaient été placés sur les barges, laissant ainsi la place centrale libre. Les villageois, les traits tirés par la nuit de festivité, souhaitaient bon voyage aux membres de la caravane. Güen repéra le chef de convoi et alla prendre place sur l’embarcation. Il ne vit aucun signe de Kobal. Il commençait à s’inquiéter lorsqu’il le vit sortir de la foule en compagnie de Sima Delrio. Celle-ci le tenait toujours par le bras, à la différence que cette fois elle paraissait étonnamment chaleureuse et familière avec lui. Il les vit échanger un regard complice, elle déposa un baiser sur les lèvres du vieil homme et le conduisit sur son bateau. « Ton séjour à Rossetto fut-il plaisant ? » Dit-elle à Güen avec un sourire.
Le garçon se trouva déconcerté par cette question. Il ne savait pas si elle faisait référence à sa nuit passionnée ou bien si ce n’était qu’une simple formule de politesse. « Oui, ce village est merveilleux… je comprends que beaucoup de monde veuille venir vivre ici. C’est paisible et extraordinairement beau. »
« Laquelle de nos jeunes femmes t’a initié aux coutumes de notre peuple ? » Ajouta-t-elle d’une façon très naturelle.
Güen vit Kobal rire malicieusement de son air penaud. « Sofia… » Répondit-il décontenancé.
« Ah, tu as de la chance. Tu as dû beaucoup lui plaire car c’est une charmante demoiselle qui n’accorde pas ses faveurs à n’importe qui… Comme moi d’ailleurs. » Elle lança un regard complice à Kobal.
Güen ne comprenait pas ce qui se passait. Il était gêné de faire allusion à des événements aussi intimes. Il était tout aussi embarrassé d’imaginer le Sage avec une femme.
« A vrai dire, je n’ai rien fait pour la séduire… Elle est venue… et voilà… »
Sima lui passa la main sur la joue. « N’en rougis pas, c’est notre tradition ici. Les femmes choisissent avec qui elles veulent passer une nuit, une vie ou bien qui sera le père de leurs enfants. Chacun a un rôle bien déterminé dans notre société, c’est comme cela que nous trouvons notre équilibre et notre sérénité. L’idée de liberté individuelle nous est très chère. »
L’étonnement du garçon grandit une nouvelle fois en considérant les conséquences d’un tel mode de vie. C’était tellement différent de ce qu’il avait connu : le jeu de séduction, l’amour, les mariages…
Kobal embrassa l’administratrice une fois de plus et la laissa quitter la barge. Les habitants de Rossetto saluèrent les voyageurs, les moteurs se mirent à cracher leurs fumées dans le ciel du petit matin et la flotte prit la direction du soleil levant.
Les deux compagnons regardèrent longuement disparaître le village rouge dans son écrin d’émeraude. Kobal mit sa main sur l’épaule de son protégé, comme à son habitude.
« Cette vallée et son peuple sont incroyables, non ? » Dit-il.
« Leur mode de vie est tout aussi surprenant ! »
« Oui. S’il existe d’autres matriarchies dans le monde, celle-ci ne ressemble à aucune autre. Le système est égalitaire. L’administratrice est toujours une femme mais chaque habitant compte pour une voix dés lors qu’il faut prendre une décision collective. les femmes ont leur rôle et les hommes le leur mais ils ne peuvent séjourner ici qu’en obéissant à des règles strictes. La répartition des tâches n’est pas exclusive mais elle repose sur une importante part de responsabilité, comme c’était le cas au Norsemberland. C’est en matière de vie sociale que les mœurs de ce peuple sont étonnantes. Il y a plusieurs siècles de cela, un peuple dirigé par un conseil de femmes vivait dans cette vallée. Les hommes pêchaient, taillaient la pierre des falaises pour creuser leurs demeures ou partaient pendant plusieurs semaines pour faire du commerce, si bien que la vie familiale, sociale et administrative du village était entièrement régie par le Conseil des Anciennes. Elles géraient les stocks, répartissaient les tâches et faisaient le lien entre toutes les activités. Dés le départ, cette société s’est construite à l’écart des croyances monothéistes qui prônent la monogamie et la fidélité comme seules valeurs matrimoniales. Les hommes étant absents pendant de longues périodes, cela aurait été contraignant.
Comme les femmes étaient les seules à vivre toute l’année dans cette vallée, elles s’organisèrent à leur façon. Les tâches quotidiennes se faisaient de façon collective, de même que l’éducation des enfants. Ce dernier aspect est hautement important puisqu’elles ont façonné la perception des futurs habitants de la vallée sur plusieurs générations. Dans la cité troglodytique, il y avait toujours plus de femmes que d’hommes ce qui leur permettait d’être toujours majoritaires. Cela donna un grand pouvoir aux Anciennes et peu à peu, à toutes les femmes. C’est là qu’il y a eu un renversement de pouvoir. Elles n’étaient plus à la disposition des hommes ! Ce sont eux qui ont dû se plier aux règles et aux coutumes de la ville où ils ne faisaient que passer. Chaque retour de caravane était un moment de fête et de convivialité, de partage et de saine luxure. Cette tradition a perduré jusqu’à maintenant. Cependant, cette civilisation a failli disparaître.
A mesure que le royaume de Stéléa développait son autorité, ses réseaux de communication et ses taxes, il a cherché à uniformiser les croyances sous l’égide des trois religions dominantes. Comme celles-ci prônent le mariage et la monogamie, le peuple troglodytique a été sommé de se plier aux règles. De plus, les impôts devant être payés en espèces, le système de troc, de services et de biens en nature utilisé ici n’avait aucune chance de survivre. Il fallait donc trouver le moyen de vendre des produits ou de monnayer des services. Les terres au sud ont été surexploitées, comme te l’a expliqué le chef du convoi. Le fleuve a été presque vidé de ses poissons et par conséquent, beaucoup d’habitants ont dû rejoindre des villes plus… civilisées afin de vivre correctement.
Quand la mère de Sima a découvert cet endroit, il était presque à l’abandon. Elle y venait avec un groupe d’étudiantes pour visiter les grottes et la ville troglodytique. Seules quelques familles y vivaient encore en autarcie, perpétuant les traditions de leurs ancêtres. Hélas, la population souffrait d’une forte mortalité infantile liée à un mode de vie très rude et à la consanguinité.
Elle fut charmée par la vallée et l’accueil chaleureux de ses habitants, si bien qu’elle décida de réhabiliter cet endroit. En entendant parler de ce que nous avions réalisé au Norsemberland, elle rédigea un courrier détaillé sur l’histoire de cette civilisation et sur les ressources des environs et me l’envoya afin d’avoir mon avis. Le défi me passionna. Je lui fis donc parvenir un dossier volumineux avec, en particulier, des plans inspirés des systèmes d’irrigation mis en place par les Elfes du continent saarien. Je m’efforçai de tenir compte des traditions passées et des exigences présentes, tout en lui soumettant quelques idées expérimentales en matière d’architecture. Avec quelques volontaires et les habitants de la vallée, ils ont réussi à faire pousser suffisamment d’arbustes et d’herbes pour développer l’élevage. A mesure que leurs déchets organiques augmentaient, ils ont enrichi les sols et agrandi les parcelles cultivées. Tout cela s’est fait très progressivement et finalement, le succès de ce projet dépasse mes espérances. Rossetto est devenu très populaire et c’est maintenant un lieu de passage important. Cela permet aux habitants d’enrichir leur peuple grâce aux métissages qui ont lieu lors du passage des caravanes. Les femmes vivent une sexualité très libre mais par contre elles choisissent le père de leurs enfants avec la plus grande rigueur… D’ailleurs, peut être que Sofia portera votre enfant…
Le vieil homme était tout à fait sérieux. Le visage de Güen se crispa tout à coup. « Vous pensez qu’elle pourrait être enceinte de… moi. » La panique se lisait sur ses traits tendus et paniqués. « Mais je n’ai que quinze ans ! Je ne peux pas être père ! »
« Ne t’inquiète pas, c’est comme cela qu’ils vivent ici. Elle ne te demandera rien. C’est une communauté très solidaire et Sofia éduquera son enfant, qu’il soit de toi ou d’un autre homme, comme elles l’ont toujours fait dans cette vallée. En plus, si jamais elle devait avoir votre enfant, tu ne pourrais pas imaginer meilleur endroit au monde pour le voir grandir. As-tu déjà vu lieu plus paisible le long des centaines de kilomètres que nous avons parcourus ? »
« Oui mais qu’en est-il de mes sentiments ? Je vais devoir vivre avec ce doute toute ma vie ! Peut-être que mon enfant va grandir à Rossetto et que je ne le verrai jamais ! »
La main de Kobal pressa plus fort sur l’épaule de son protégé. « Premièrement, ici les hommes n’interviennent pas dans l’éducation des enfants avant le début de l’adolescence et il n’existe pas de famille au sens propre du terme. Il n’y a que la communauté qui compte. Donc, personne dans ce village ne peut reproduire ce que tu as connu avec Esteban. Deuxièmement, ces considérations ne t’ont pas effleuré l’esprit hier soir quand tu batifolais avec cette jeune femme. Il faut pourtant que tu gardes à l’esprit que l’acte d’amour, aussi jouissif soit-il, peut avoir comme conséquence de donner la vie. Alors ne le gâche pas en en faisant quelque chose d’égoïste et de purement physique car c’est la plus grande responsabilité qui soit… Et puis, il y a bien d’autres façons de trouver le plaisir en bonne compagnie sans pour autant en subir les conséquences neuf mois plus tard. »
Le Sage sourit. Güen ne l’avait pas vu si heureux depuis qu’ils avaient quitté le Norsemberland. Il paraissait avoir rajeuni. Peut-être avait-il tout simplement relâché la tension accumulée ces derniers mois. Rossetto représentait un formidable espoir dans sa quête de l’Equilibre. Ce village prouvait que la province norse n’était pas une exception et que cette théorie fonctionnait.
Les yeux vairons du vieillard brillaient d’un éclat juvénile. « Je suis heureux d’avoir fait ce voyage avec toi. Cela faisait bien longtemps que je voulais venir ici. Je croyais que cela n’arriverait jamais. »
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