La Croisée des Chemins (extrait)
Kobal ne chercha pas à s’attarder dans le village et esquiva les regards. Les gens ici avaient de toute façon trop l’habitude de voir passer les étrangers pour faire attention à qui que ce soit en particulier. Les trois silhouettes encapuchonnées passèrent discrètement dans la large rue et s’enfoncèrent dans la nuit. Un peu plus loin, Kobal s’arrêta et prit un sentier de campagne qui menait vers le fleuve.
« Voilà, c’est ici que nous attendrons les Norses. » Annonça le vieux sage à ses deux jeunes compagnons. « Je préfère nous éloigner de la route pour ne pas attirer les regards. Asgard nous trouvera sans mal même à quelques centaines de mètres. »
Tous trois s’éloignèrent légèrement du chemin et se mirent à l’abri d’un bosquet. Güen délesta les chevaux et les attacha à une branche. Les animaux commencèrent à s’attaquer aux feuillages. Il défit une sacoche et en sortit des couvertures afin de rendre leur attente plus confortable. D’un autre sac particulièrement épais et hermétique il extirpa quelques denrées qu’il apporta à l’endroit où Xao creusait un trou à la faible lueur d’un bâton de lucianol.
« Il vaut mieux ne pas lésiner sur la profondeur. » Lui conseilla le vieux Sage en s’enveloppant dans la couverture que Güen lui tendait. « Je ne tiens pas à ce que le feu attire tous les voyageurs de passage. »
« Pourquoi autant de précautions, Maître Kobal ? » Demanda Xao, étonné par toutes ces simagrées. « Avez-vous donc des choses à vous reprocher pour agir de cette façon. On croirait un contrebandier ! » Le ton de sa voix était légèrement humoristique car il jetait un regard amusé sur cet excès de prudence, mais c’est tout à fait sérieusement que le vieux Sage lui répondit.
« Tu ne peux te douter à quel point ce qui se joue ici est crucial mon jeune ami. Tu connais un peu notre histoire… et probablement Güen t’a-t-il déjà parlé de quelques-uns des événements dramatiques qui ont marqués notre vie, mais tu es sûrement loin de réaliser de quoi il en retourne… Crois-moi, je me passerais bien de toutes ces manières si cela pouvait être évité… Reprendre la route ! A mon âge ! Cette vie de bohème n’a plus rien d’une aventure, tu peux me croire ; c’est un calvaire ! Bien sûr, pour vous les jeunes, cette escapade, les bivouacs et les heures à cheval c’est génial. » Fit il en imitant les intonations très à la mode chez les jeunes Ascaliens.
Xao esquissa un sourire.
« Pourquoi cette fuite brutale ? » Demanda-t-il curieux. « Quel risque pouvez vous bien courir à la capitale pour partir aussi vite et en faisant autant de cachotteries ? Les Barbares sont loin et dispersés dans la taïga. A Ascalone, vous semblez bien intégré et vous êtes hautement respecté à l’université. Vous avez un logement digne d’un diplomate étranger… »
Le vieil homme, les mains sur le pommeau de son bâton et le menton posé sur celles-ci, restait silencieux et semblait réfléchir intensément.
« Tout ceci est insignifiant… » Dit-il doucement. « Cette vie est un leurre… Je n’ai jamais souhaité vivre dans cette ville sordide. Là-bas, tu es aux premières loges du triste spectacle qu’offre une civilisation en plein déclin. Cette mégalopole représente tout ce que j’exècre ! C’est un concentré de vices : oisiveté des uns, exploitation des autres, couardise, vanité, convoitise et billevesées ! Sans parler de la crasse qui se développe au même rythme que cette damnée expansion urbaine. Cela fait déjà beaucoup de raisons suffisantes pour changer d’air ! » Tonna le vieil homme, en proie à une saute d’humeur.
Güen connaissait bien cette argumentation et vivre à Ascalone lui inspirait les mêmes sentiments désagréables. Il lui avait fallu plusieurs mois pour supporter cette atmosphère pesante. Maintenant il ne savait plus trop où il en était, devait-il être heureux de partir ou malheureux de quitter Xao et Estella ? Pour aller où ? Faire quoi ? Il se trouvait dans le même genre de réflexion que Vindelle, quelques mois auparavant.
Il s’éloigna et se mit à la recherche de bois mort en se disant que ça l’occuperait. La faible lumière de Scilla, cachée par une nappe de nuages bas, lui suffirait. Quelques secondes dans l’obscurité et la pupille de ses yeux s’agrandissait comme celle d’un félin. La plaine s’étendait devant lui dans un dégradé de gris vert, interrompue dans sa morne platitude par des haies fines, quelques bosquets de feuillus et de longs pins aux troncs dépourvus de branches ; seuls leurs sommets garnis de maigres ramures se teintaient d’une masse touffue et foncée. Au sud, le puissant fleuve coulait silencieusement.
Les couleurs passaient quand il utilisait sa vision de nuit et les décors paraissaient délavés et sans contraste. Cet aspect n’était qu’un mince désavantage comparé à cette capacité de voir dans la pénombre. La moindre petite lumière ou même un ciel étoilé blafard se retrouvaient décupler et illuminaient ainsi le monde autour de lui.
Aux pieds de rares collines basses, il voyait s’étendre de vastes champs, véritables réserves de céréales pour la capitale. Quelques hameaux et des habitations isolées faisaient de minuscules points brillants dans l’obscurité, rappelant que, partout autour d’Ascalone, des gens travaillaient pour permettre la prospérité de la ville. Avec une telle demande de produits frais, la vie campagnarde évoluait considérablement. Des machines de métal hurlant faisaient le travail de cinquante hommes, quant aux animaux d’élevage, ils ne voyaient plus souvent la couleur des prés. Dans de gigantesques entrepôts, on les engraissait d’aliments enrichis et de drogues en tous genres afin qu’ils grandissent vite et que leurs muscles soient épais et volumineux… Ce n’était pas étonnant de voir des maladies étranges apparaître dans les villes et terrasser les gens sans que l’on comprenne pourquoi. Un exemple parmi d’autres qui rassura Güen sur le tournant qu’il venait de prendre dans son existence. Non, Ascalone et son mode de vie ne lui manqueraient pas !
Il se demandait souvent s’il lui restait encore une once de libre arbitre en lui. Ce soir encore la question le taraudait. Toutes les personnes de son entourage s’acharnaient à l’éduquer selon des principes rigoureux, si bien qu’il se sentait un peu comme une boule d’argile dans laquelle tout le monde voulait laisser son empreinte. D’un côté, les mains douces et généreuses de ses proches et de sa famille, de l’autre, la vie qui s’évertuait à écraser cette masse de terre brute à coups de bottes cloutées… La fuite du Norsemberland, la mort de ses parents et de son grand-père, la fugue de Vindelle et puis la fuite de nouveau… autant de drames qui menaçaient de le laisser entièrement brisé sur le bord du chemin.
Quelle était sa véritable personnalité ? Il ne le savait pas finalement… Il balaya ses doutes et se persuada qu’il n’était pas le fruit du savant conditionnement de Kobal. Le vieil homme ne cherchait pas à lui laver le cerveau ; ses idées et les leçons qu’il rabâchait à longueur de journée n’étaient que la triste vérité… Il lui ouvrait les yeux et semblait faire subir à Xao la même opération en ce moment même.
Ses longues oreilles lui rapportaient la voix de ses compagnons de route. Le champion de crosse tenait visiblement à comprendre ce qui se passait.
« N’essayez pas de noyer le poisson, maître. Ce n’est pas votre dégoût de la vie citadine qui vous a fait prendre la poudre d’escampette. C’est vexant de voir que vous me traitez comme le premier venu ! Je sais parfaitement d’où vous venez et Estella m’a parlé des épreuves que vous avez traversées. Vous êtes très attaché au Norsemberland. Il vient d’être libéré et pourtant Güen m’a dit que vous vouliez vous rendre dans le sud en prenant le premier bateau partant pour la Dyonisée. Je ne comprends pas tout à cette histoire mais il semblerait que vous soyez en train de fuir un grave danger pour vous diriger ainsi dans la direction opposée à la terre de vos rêves. »
Kobal resta silencieux à scruter le jeune homme dans son trou jusqu’à mi-mollet. Il semblait opérer une réflexion méticuleuse, puis il se décida tout à coup :
« Nous avons quitté notre province à cause d’une trahison et ceux qui ont comploté sont toujours libres de nous nuire. Ils sont probablement deux… Mais ils sont en position de force car s’ils nous connaissent vraisemblablement très bien, nous n’avons qu’une idée de l’identité d’un seul d’entre eux. Leurs objectifs sont confus mais les moyens qu’ils se donnent pour y parvenir font froid dans le dos. Ils ne reculent devant rien et semblent avoir eu des relations au plus haut niveau… Je ne peux t’en dire plus sans te mettre en danger mais voilà pourquoi nous devons fuir Ascalone. »
« Vous pensez que vous n’êtes pas en sécurité dans la capitale ? » S’exclama le fougueux garçon. « La province n’a jamais été aussi sûre ! Qui vous en voudrait au point de vous menacer dans un endroit où tous vous connaissent ? Et pour quoi ? »
Son esprit cogitait à toute allure. Il était bien loin d’imaginer que les modestes personnes qu’il côtoyait chaque jour pouvaient avoir une importance suffisamment grande pour se retrouver au sein d’un complot d’état. Interloqué, il fixa Güen qui revenait avec un chargement de bois. Il cherchait en lui un indice, une confirmation, le moindre signe qui lui prouverait que tout cela n’était que le délire paranoïaque d’un vieillard. Mais, dans la nuit, le garçonnet baissait la tête, comme accablé par le poids du destin. Il semblait accepter son sort sans chercher à lutter. Kobal remarqua cette note de panique dans le regard du ténébreux jeune homme et comprit ses doutes.
« Bon ! Tu es un brave garçon Xao et je te suis reconnaissant d’avoir amené un peu de joie dans la vie de Güen et de sa sœur. Alors, écoute-moi attentivement. » Xao tourna la tête et ouvrit grand ses oreilles en entendant la voix solennelle du vieillard. « La première question que tu dois te poser, Xao, est celle-ci : la société dans laquelle tu vis te semble-t-elle juste ? Les gens que tu croises dans ta vie de tous les jours te paraissent-ils heureux ? »
Le garçon fut d’abord surpris de cette approche. Il voyait bien que ce n’étaient que des questions rhétoriques, aussi garda-t-il le silence afin de voir où le vieux sage voulait en venir.
« Malgré les incohérences flagrantes de notre existence, continua Kobal, comment se fait-il que cette société n’évolue pas et perpétue un système inégalitaire et abusif ? Siècle après siècle ? Depuis l’Unification et même au-delà ! A croire que ce déséquilibre est souhaité, non ? Comme tu l’as dit, l’Ascalie n’a jamais été aussi sûre. L’Eurésia prospère aussi ! Et les industries se développent. Les gens ont du travail, ils consomment et accèdent à un confort que leurs ancêtres ne connaissaient pas. Et pourtant, cette insatisfaction populaire perdure… Alors quelle en est l’origine ?
Xao plongea dans les souvenirs de son enfance et se rappela des discussions engagées que son père pouvait avoir avec ses amis et ses journaliers lorsqu’ils se réunissaient autour d’un repas. Il pensa à ses propres expériences et ce qu’il avait observé à la capitale depuis son arrivée.
« L’injustice… » Osa-t-il timidement.
« Oui, Xao ! » S’exclama Kobal. « Les injustices les plus profondes qui soient ! Celles de voir son travail profiter à d’autres, de voir ses terres appartenir à d'autres, se faire exploiter, se faire humilier, survivre dans la misère pendant qu'une minorité vit dans un luxe des plus méprisables sans l’avoir mérité ! Cette société prospère mais qui en recueille véritablement les fruits ? Voilà d’où vient ce mal-être !
En Eurésia, les dirigeants entretiennent ces injustices car elles sont la base de leur autorité et de leur puissance. Ils protègent et perpétuent un modèle de société qui leur permet de garder le pouvoir et qui autorise une poignée d’entre eux à accumuler des richesses considérables. Ainsi ils confortent leur position dominante et s’assurent que ces privilèges soient légués à leurs héritiers. L’élite peut se permettre financièrement de recevoir une éducation d’élite et ainsi accéder aux postes d’élites. Tout est fait pour que les enfants issus de leur propre classe sociale soient les seuls à pouvoir accéder à l’enseignement supérieur. Et l'on modèle ceux-ci afin qu'ils restent dans le moule et perpétue le système. Quand tu es issu d’une famille influente, tu peux même obtenir des postes importants ou prestigieux compte tenu de ta naissance plutôt que grâce à tes compétences. Les pauvres gens en revanche n’ont que le droit d’être tyrannisés, manipulés, sous-payés, maltraités et déplacés comme des pions. Pour eux la justice est expéditive et radicale. Pour les nobles et les bourgeois, les amnisties et les pardons se monnayent, les arrangements se font à couvert et les lois se contournent à coup de pots-de-vin…
Actuellement, forte de ces passe-droits, cette communauté huppée organise des trafics en tous genres, immobiliers, financiers,… humains aussi puisque l’exploitation d’enfants et d’adolescents à des fins sexuelles est à peine dissimulée. Les dirigeants détournent l’argent des impôts pour se payer de luxueuses résidences ou pour organiser des parties de chasse aux quatre coins du pays. Même les responsables religieux, qui ont pourtant fait vœu de pauvreté, vivent dans des palais rehaussés de dorures pendant que leurs subordonnés s’acharnent à convaincre le peuple que la vie miséreuse qu’ils mènent les conduira au paradis. C’est commode pour inciter les gens à rester sagement à leur place en attendant la mort. Quelle naïveté ! Comment peut-on croire de telles inepties ?! L’entourloupe est tellement évidente ! »
Kobal donnait l’impression de ne pas pouvoir contenir ce flot de rancœur qui l’étouffait. Sa voix grave s’élevait dans la nuit et résonnait puissamment dans la campagne.
« Vois-tu, les propriétaires terriens possèdent des terrains immenses où ils font travailler des paysans pour une misère. D'autres richissimes bourgeois entassent des ouvriers dans des fabriques insalubres plusieurs heures par jour. Et ces hommes tiennent leur main-d’œuvre étroitement serrée dans des camisoles ! Ils ne veulent pas laisser qui que ce soit devenir autonome ! Certaines compagnies soutenues par les banques, achètent des terrains et les exploitent massivement avec des moyens industriels. Ils parviennent ainsi à faire baisser les prix de production, ce qui leur permet ensuite d'imposer les prix de la nourriture. Ainsi ils étouffent les petits producteurs qui ne peuvent s'aligner et disparaissent peu à peu. La compagnie d’acquisition du lucianol détient elle aussi un grand pouvoir de par son monopole et elle dicte littéralement les lois qui confortent son statut, de même que les financiers et la presse de la capitale... Les exemples sont légions ! Et tout ce petit monde se retrouve au Conseil de l’Eurésia. Ils font les arrangements nécessaires à leur prospérité. »
« Mais comment le peuple peut-il se tenir ainsi bien tranquille malgré ces abus manifestes ?! » S’exclama Xao. Il ne pouvait s’empêcher de penser à son père, accablé par le travail quotidien qu’il devait fournir à la ferme pour assurer la subsistance de son foyer.
« C’est une bonne question. » Reprit Kobal. « Les Eurésiens restent dociles parce que pour maintenir leurs privilèges sans éveiller la vindicte populaire, nos dirigeants ont instauré la stratégie de l’espoir et de la peur. D’un côté, on fait croire qu’il est possible d’améliorer sa vie par la réussite sociale et de l’autre côté, on harasse la foule d’angoisses visant à lui faire apprécier le peu qu’elle a. Mais surtout, on ne laisse pas à ces malheureux la possibilité de gagner leur indépendance car leur servitude est délibérée et nécessaire à la viabilité de ce système. Il est indispensable pour la classe dominante que les gens ne puissent pas s’affranchir ! On développe donc le crédit, les dettes, la peur du lendemain et l’illusion que la sécurité de l’existence tient dans le confort matériel.
Dans ce processus, maîtriser l’information est vitale. Justement, la presse appartient à ces mêmes hommes qui siègent au conseil d’état. Par conséquent, les journalistes sont muselés, les nouvelles sont sélectionnées, remaniées ou complètement censurées. Le plus grand journal d’Ascalone n’est en réalité que l’écho de la parole officielle. Quant au peuple, on lui fait miroiter des journées ensoleillées, on l’amuse de futilités insignifiantes et on le berce de contes de fée afin que chacun se complaise dans l’illusion qu’un jour sa vie sera meilleure. On le divertit en lui donnant des jeux, des joutes, du théâtre, des parties de crosse et du cirque. On organise des paris et occasionnellement certains gagnent de l’argent. C’est ainsi que le pouvoir entretient le rêve. Et pour compléter la panoplie, les religions y vont de leurs entourloupes et autres illusions. Et puis, comme nourrir l'espoir ne suffit pas à faire taire les impatients et les insatisfaits, il y a aussi la savante distillation de l’angoisse : légendes urbaines, peur de fin du monde, faits divers effrayants ou sordides, peur de ne plus avoir de travail... De cette façon, les gens s’accrochent à leur misère comme au bien le plus cher.
Le plus triste, c'est que cette dépendance au confort matériel est une illusion ! Il n'y a aucun risque de pénurie. Cette terre pourrait satisfaire les besoins de tous si seulement l’humanité faisait preuve d’humilité et d’intelligence mais elle ne sera hélas jamais assez grande pour les ambitions démesurées et démentielles d’une minorité de fous… Le problème étant que nous laissons justement le pouvoir à ces fous.
L’Histoire nous le montre, en de rares occasions, le peuple ouvre les yeux et se rebelle. Des civilisations entières se sont écroulées sous la pression populaire… Mais ce n’est finalement que pour mieux repartir sur des bases similaires car ce sont toujours des hommes de même profil qui cherchent le pouvoir.
Le schéma est pourtant connu, toutes les civilisations qui expérimentent un essor économique et culturel passent par des étapes identiques : la croissance, l’expansion démographique, géographique, économique et culturelle, l’apogée, puis le déclin, la décadence et parfois même la guerre civile ou la conquête par un état rival. Ce processus semble aussi prévisible qu’inévitable et malgré les nombreux exemples d’empires déchus qui illustrent ce fait, notre propre monde suit le même chemin en ce moment même. Cette règle est toujours valable de nos jours, après les Uncas, les Romans et les Ijipssiens[1], le tour de l’Eurésia viendra. Tes professeurs d’histoire t’ont forcément parlé de ces peuples qui ont tellement apporté à la Civilisation… à l’Humanité. Cependant, toutes ces sociétés ont fondé leur essor sur une économie de croissance et de production outrancière. Le développement de leur qualité de vie a été catastrophique pour leur environnement et de nombreuses espèces animales et végétales ont totalement disparu.
Comment peut-on un seul instant imaginer qu’une croissance peut-être infinie sur une planète limitée ?! Notre monde a ses limites Xao ! Tout comme l’Homme ! Après un état de grâce au cours duquel une société parvient à bouleverser le monde par ses avancées industrielles, commerciales et même idéologiques, l’Humain retombe dans ses vices et sa nature néfaste reprend le dessus. Nous pouvons d’ailleurs déjà constater les signes annonciateurs de notre futur effondrement : accroissement des inégalités sociales, perte des valeurs morales, augmentation de la délinquance, développement industriel forcené, augmentation des naissances, gaspillage, désir d’accumuler des possessions, enrichissements de quelques rares privilégiés…
Au sud-est, à quelques centaines de kilomètres d’ici, un grand philosophe dracque du nom de Docaton a fait un triste constat, il y a quelque neuf cent ans de cela. Il disait à peu près ceci : Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l'autorité et n'ont aucun respect pour l'âge. A notre époque, les enfants sont des tyrans. Nos élèves ne respectent plus rien, ni leurs parents ni leurs enseignants ; ils en viendraient même à mordre la main qui les nourrit. Ils ne pensent qu’à s’enivrer, s’amuser et forniquer. Telle est la vie qu’ils veulent mener en criant haut et fort que nul ne peut les priver de leur liberté. Aucun d’entre eux ne semble capable de se projeter vers l’avenir, seul leur importe l’instant présent…
Un millénaire s’est presque écoulé… et pourtant cette observation ne te semble-t-elle pas familière ? » Sans attendre une éventuelle réponse, le Sage continua son argumentation.
« Quelques décades plus tard, cet empire, qui était une référence en matière de droits et de démocratie, a peu à peu sombré dans la décadence et la luxure. Les gouvernements sont tombés, les cités se sont écroulées et il ne reste maintenant que des ruines où s’érigeaient auparavant les plus grandes merveilles du monde. Bien sûr, un autre état a grandi sur les cendres de ce majestueux empire et le cycle était relancé ! Ce royaume est maintenant connu sous le nom de Stéléa et il reproduit exactement les erreurs du passé, ce qui rend sa situation actuelle très instable.
Est-ce que cette histoire te rappelle quelque chose ? »
« Oui… » Fit Xao avec hésitation. « Il me semble que l’Eurésia s’est bâti en massacrant les Centaures et en repoussant les Barbares au Nord et dans les îles Farland. Mais ce sont les Elfes qui ont le plus pâti de l’expansion des Hommes. Ils avaient tout un continent et ils n’ont plus maintenant qu’un bout de terre à l’est… Mais où voulez vous en venir. Qu’est-ce que cela a à voir avec le Norsemberland et vous ? »
« J’y arrive ! Sois un peu patient, je ne peux pas résumer tout cela en cent mots, trois paragraphes ! Vois-tu, la nature humaine doit être éduquée pour enrayer ce cycle perpétuel et il n’y a rien de plus difficile que de changer quelque chose qui fait partie de l’essence même d’un être. Pourrais-tu inciter un tigron à devenir herbivore ?! »
Xao haussa les épaules avec une moue dubitative.
« Pourtant c’est le défi que je me suis fixé ! Voilà pourquoi le Norsemberland est né, pour montrer une autre voie ! Pour sortir de ce processus voué à la destruction cyclique.
« Il y a quarante-cinq ans de cela, avec mon ami Galleon de Dyonisée, nous avons décidé de créer une nouvelle province dans le nord du pays. Si un seul mot devait qualifier cette gigantesque entreprise, ce serait équilibre. Notre but était de bâtir une société égalitaire, cosmopolite et auto-suffisante reposant sur des principes de symbiose entre les individus et leur environnement.
« Pourquoi cosmopolite ? » Interrogea le garçon. « N’est-ce pas plus difficile d’obtenir une cohésion de cette façon ? »
« C’est vrai que les premières années ont été délicates, mais la richesse d’un peuple ne naît sûrement pas de la pureté d’une race. Elle vient de la diversité et de la tolérance, à condition que tous acceptent de s’inscrire dans un projet de société commun. Les règles de la communauté doivent toujours prévaloir sur l’intérêt personnel. En les respectant, l’individu peut alors s’épanouir. Notre adaptation s’est faite grâce aux talents de tous… Cela fonctionnait parfaitement car ce mode de vie était raisonné et juste…
Mais, comme tu le sais, il y a deux ans, une invasion barbare nous a forcés à partir… Ces brutes n'étaient que le bras armé d'un groupe de traîtres issus de notre propre pays... Par les agissements honteux de ces crapules, le peuple norse a frôlé le génocide… Knolen, Estella, Güen et moi comptons parmi les rares survivants de ce carnage. Les autres habitants de la Cité-des-Glaces se sont dispersés et les dieux seuls savent où ils sont maintenant… »
Le champion de crosse accusa durement ces informations. Son esprit criait à l'incohérence et à l'incompréhension. Son esprit ne pouvait accepter qu'il existât dans ce pays des hommes capables de fomenter des complots visant à exterminer tout un peuple. La poitrine serrée dans un étau, une nausée désagréable au creux de l'estomac, il s'assit par terre et chercha à maîtriser les émotions confuses qui l'assaillaient. Dans la lueur diffuse du bâton de lucianol, Kobal distingua les traits torturés du jeune homme. Il marqua une pause en se remémorant avec nostalgie les différentes étapes de la construction du Norsemberland. Ce fut comme si des paysages familiers se déroulaient soudainement devant ses yeux. A voix basse, il poursuivit son récit.
« Depuis notre exode, je me suis efforcé de poursuivre cette tâche ardue. Je souhaite éclairer mes élèves sur la réalité du monde dans lequel ils vivent. Hélas, à Ascalone, je me suis aperçu que mes efforts pour inculquer les valeurs de l'équilibre étaient vains. Atteindre ce degré de lucidité n'est pas donné à tout le monde. Tu as pu toi-même constater ce qui se passe à l’université ; les erreurs se perpétuent. Les jeunes sont des consommateurs ; puisqu’ils payent ils ont tous les droits et n’hésitent pas à être insultants quand tu cherches à les corriger pour les mettre sur la bonne voie. Chacun est prompt à trouver des excuses pour justifier incompétence et fainéantise. C’est aberrant mais un enseignant n’est plus considéré comme un allié pour réussir sa vie. Il est perçu comme un vieil imbécile, donneur de leçon, voire un briseur de rêve et de carrière… C’est tellement facile pour eux de mettre leurs échecs sur le dos de leur professeur plutôt que de regarder en face leur propre paresse. »
Xao hocha la tête, en proie à une profonde réflexion.
« En effet, je suppose que vous appréciez peu d’être pris pour un idiot par des morveux qui pensent tout savoir de la vie… »
« Vois-tu Xao, selon moi, éduquer c’est un peu comme travailler dans un jardin. Avant de te mettre à la tâche, il y a divers aspects que tu ne contrôles pas : le climat, la qualité du sol, les parasites et autres maladies… Un être humain fonctionne de la même façon. Au départ, beaucoup de paramètres t’échappent. Un jeune t’arrive avec un certain potentiel et avec une mentalité façonnée par diverses influences préalables. Il est parfois même déjà totalement corrompu par une éducation incohérente et ce n’est pas en t’occupant de lui trois à cinq heures par semaine que tu vas le protéger de tout ce qu’il rencontrera par la suite. Tu peux placer des tuteurs pour que ça pousse droit, tu peux planter de bonnes semences, tu peux arroser et mettre de l’engrais, si tout ce que tu fais pousse sur un mauvais terrain et avec de mauvaises conditions extérieures, tu ne récolteras jamais de bons fruits. Pour certains, les aléas de la vie permettront des prises de conscience salutaires… Pour beaucoup d’autres en revanche, on ne verra que la reproduction du schéma familial et l’intégration plus ou moins réussie dans cette société défaillante, comme un mouton rejoint le troupeau, même si celui-ci va à l’abattoir… Mais cette métaphore du jardin a ses limites… Je dois m’occuper de vingt-cinq à cinquante jardins d’un coup, quelques heures par semaine en essayant d’adopter une méthode qui convienne au plus grand nombre, quel que soit la composition de son sol… Tu imagines la déperdition… Et toute cette énergie nécessaire pour si peu de résultats… Sans parler du peu de gratitude que l’on reçoit.
Et quand tu vois que ces gamins sont soutenus par leurs parents alors tu ne peux qu’accepter ton impuissance car mes enseignements subissent un savant travail de déconstruction. Cette société modèle ses membres selon ses besoins, au point qu’il leur devient impossible d’imaginer une alternative au moule unique dans lequel on les place. Ils semblent avoir un mur devant leurs yeux et une incapacité à voir au delà. Leur réalité est tout entière contenue dans cet espace restreint. Enseigner à cette génération gâtée est une perte de temps car ils méprisent le savoir ! Et malgré mes travaux et mes réussites, je ne reçois que de l’indifférence car je leur parle de concessions et d’équilibre quand ils veulent être bercés de discours ayant trait au pouvoir et à la richesse…
La notion de respect se perd mon bon Xao ! Les gens pensent que c’est un acquis ! C’est faux, cela s’apprend, cela s’entretient, mais surtout, cela se gagne, par un comportement exemplaire, du travail et de la réussite. A Ascalone, la situation est désespérée car le goût de l’effort est lui aussi en pleine perdition. Au Norsemberland, sur une petite structure, nous avons travaillé chaque jour pour faire changer les choses. Nous ne prônons ni un retour à l’Ère de la Conscience, ni une vie arriérée dans des cavernes. Nous pensons que le progrès, ce n’est pas vivre plus mais vivre mieux et de façon raisonnable, entre êtres humains et sur un rythme naturel.
Je pourrais allonger la liste indéfiniment sur tout ce qui ne fonctionne pas dans la société eurésienne ! La plupart des grands fléaux découle de problèmes éducatifs et de valeurs biaisées et nocives dès le début car les gens perpétuent aveuglément un mode de vie trop enraciné dans leur culture depuis plusieurs générations. Ils se plaignent de leur existence et des injustices flagrantes qu’ils vivent quotidiennement mais ne parviennent pas à réaliser que tout découle de ce modèle de société imposé par la classe dirigeante.
Réfléchis à ceci : quelles valeurs ce pays donne-t-il à ses enfants depuis les premières heures de l’Unification ? La compétition ! La propriété ! La consommation ! La richesse matérielle comme seule indicateur de réussite ! La soumission d’autrui ! Des vies sacrifiées pour le profit d'une minorité ! Les classes sociales figées !
Pourtant, au plus profond de nous, voulons-nous une société de hiérarchie ? De maîtres et de servants ? De riches et d’esclaves ? Souhaitons-nous le luxe au prix de la destruction ? Voulons-nous une vie de lutte ou de paix ? Préférons-nous la courtoisie et l’égalité ou bien la cruauté et le déséquilibre ?
La réponse à ces questions est évidente. Pourtant nos dirigeants nous imposent des choix sociaux et économiques qui confortent leur statut… Voilà pourquoi, les plus hautes instances du royaume ne veulent pas qu’un autre mode de vie existe… Voilà pourquoi le Norsemberland devait mourir… »
Ce dernier constat tomba comme un couperet. Abasourdi, Xao restait silencieux. Cette argumentation possédait une cohérence imparable, évidente, il avait l'impression d'ouvrir grand les yeux sur une réalité qu'il n'avait jusqu'à présent qu'effleurée en pensée. Tout ceci faisait écho en lui, comme des idées sombres que l’on met de côté pour ne pas s’en inquiéter et qui reviennent à la surface dans un moment d’angoisse. Il n’avait pas encore dix-huit ans et ses préoccupations étaient toute autre. Cette plongée forcée dans les eaux troubles et glaciales du pouvoir politique le laissait à bout de souffle, incapable d'appréhender les tenants et les aboutissants évoqués par le Sage. Il secouait la tête, comme frappé d'incompréhension... Il vivait dans un monde de pantins et les ficelles venaient de lui apparaître avec brutalité.
« Vous m'expliquez qu'au sein même de la monarchie, des gens sont capables de faire tuer leurs concitoyens juste pour préserver leur pouvoir ? »
Kobal hocha simplement la tête.
« Par conséquent, tu comprends que la vie de Güen et la mienne n'ont pas grande valeur aux yeux du Conseil de l'Eurésia... Si nous ne prenons pas la route très rapidement, ils nous feront tout simplement disparaître... Mais je ne partirai pas sans mener un dernier combat. Je dois sauver la Vie, parce que c’est bien cela dont il est question. Ce n’est pas pour l’Homme en lui-même que je me bats, c’est pour la Nature et pour que l’Homme y trouve sa place dans la justice et la justesse. »
[1] Ces peuples se sont partagés, à tour de rôle, toute la baie de Leona avant l’an zéro et ont été à l’origine de l’avènement de l’Eurésia grâce à leurs prodigieuses avancées technologiques et politiques.
« Voilà, c’est ici que nous attendrons les Norses. » Annonça le vieux sage à ses deux jeunes compagnons. « Je préfère nous éloigner de la route pour ne pas attirer les regards. Asgard nous trouvera sans mal même à quelques centaines de mètres. »
Tous trois s’éloignèrent légèrement du chemin et se mirent à l’abri d’un bosquet. Güen délesta les chevaux et les attacha à une branche. Les animaux commencèrent à s’attaquer aux feuillages. Il défit une sacoche et en sortit des couvertures afin de rendre leur attente plus confortable. D’un autre sac particulièrement épais et hermétique il extirpa quelques denrées qu’il apporta à l’endroit où Xao creusait un trou à la faible lueur d’un bâton de lucianol.
« Il vaut mieux ne pas lésiner sur la profondeur. » Lui conseilla le vieux Sage en s’enveloppant dans la couverture que Güen lui tendait. « Je ne tiens pas à ce que le feu attire tous les voyageurs de passage. »
« Pourquoi autant de précautions, Maître Kobal ? » Demanda Xao, étonné par toutes ces simagrées. « Avez-vous donc des choses à vous reprocher pour agir de cette façon. On croirait un contrebandier ! » Le ton de sa voix était légèrement humoristique car il jetait un regard amusé sur cet excès de prudence, mais c’est tout à fait sérieusement que le vieux Sage lui répondit.
« Tu ne peux te douter à quel point ce qui se joue ici est crucial mon jeune ami. Tu connais un peu notre histoire… et probablement Güen t’a-t-il déjà parlé de quelques-uns des événements dramatiques qui ont marqués notre vie, mais tu es sûrement loin de réaliser de quoi il en retourne… Crois-moi, je me passerais bien de toutes ces manières si cela pouvait être évité… Reprendre la route ! A mon âge ! Cette vie de bohème n’a plus rien d’une aventure, tu peux me croire ; c’est un calvaire ! Bien sûr, pour vous les jeunes, cette escapade, les bivouacs et les heures à cheval c’est génial. » Fit il en imitant les intonations très à la mode chez les jeunes Ascaliens.
Xao esquissa un sourire.
« Pourquoi cette fuite brutale ? » Demanda-t-il curieux. « Quel risque pouvez vous bien courir à la capitale pour partir aussi vite et en faisant autant de cachotteries ? Les Barbares sont loin et dispersés dans la taïga. A Ascalone, vous semblez bien intégré et vous êtes hautement respecté à l’université. Vous avez un logement digne d’un diplomate étranger… »
Le vieil homme, les mains sur le pommeau de son bâton et le menton posé sur celles-ci, restait silencieux et semblait réfléchir intensément.
« Tout ceci est insignifiant… » Dit-il doucement. « Cette vie est un leurre… Je n’ai jamais souhaité vivre dans cette ville sordide. Là-bas, tu es aux premières loges du triste spectacle qu’offre une civilisation en plein déclin. Cette mégalopole représente tout ce que j’exècre ! C’est un concentré de vices : oisiveté des uns, exploitation des autres, couardise, vanité, convoitise et billevesées ! Sans parler de la crasse qui se développe au même rythme que cette damnée expansion urbaine. Cela fait déjà beaucoup de raisons suffisantes pour changer d’air ! » Tonna le vieil homme, en proie à une saute d’humeur.
Güen connaissait bien cette argumentation et vivre à Ascalone lui inspirait les mêmes sentiments désagréables. Il lui avait fallu plusieurs mois pour supporter cette atmosphère pesante. Maintenant il ne savait plus trop où il en était, devait-il être heureux de partir ou malheureux de quitter Xao et Estella ? Pour aller où ? Faire quoi ? Il se trouvait dans le même genre de réflexion que Vindelle, quelques mois auparavant.
Il s’éloigna et se mit à la recherche de bois mort en se disant que ça l’occuperait. La faible lumière de Scilla, cachée par une nappe de nuages bas, lui suffirait. Quelques secondes dans l’obscurité et la pupille de ses yeux s’agrandissait comme celle d’un félin. La plaine s’étendait devant lui dans un dégradé de gris vert, interrompue dans sa morne platitude par des haies fines, quelques bosquets de feuillus et de longs pins aux troncs dépourvus de branches ; seuls leurs sommets garnis de maigres ramures se teintaient d’une masse touffue et foncée. Au sud, le puissant fleuve coulait silencieusement.
Les couleurs passaient quand il utilisait sa vision de nuit et les décors paraissaient délavés et sans contraste. Cet aspect n’était qu’un mince désavantage comparé à cette capacité de voir dans la pénombre. La moindre petite lumière ou même un ciel étoilé blafard se retrouvaient décupler et illuminaient ainsi le monde autour de lui.
Aux pieds de rares collines basses, il voyait s’étendre de vastes champs, véritables réserves de céréales pour la capitale. Quelques hameaux et des habitations isolées faisaient de minuscules points brillants dans l’obscurité, rappelant que, partout autour d’Ascalone, des gens travaillaient pour permettre la prospérité de la ville. Avec une telle demande de produits frais, la vie campagnarde évoluait considérablement. Des machines de métal hurlant faisaient le travail de cinquante hommes, quant aux animaux d’élevage, ils ne voyaient plus souvent la couleur des prés. Dans de gigantesques entrepôts, on les engraissait d’aliments enrichis et de drogues en tous genres afin qu’ils grandissent vite et que leurs muscles soient épais et volumineux… Ce n’était pas étonnant de voir des maladies étranges apparaître dans les villes et terrasser les gens sans que l’on comprenne pourquoi. Un exemple parmi d’autres qui rassura Güen sur le tournant qu’il venait de prendre dans son existence. Non, Ascalone et son mode de vie ne lui manqueraient pas !
Il se demandait souvent s’il lui restait encore une once de libre arbitre en lui. Ce soir encore la question le taraudait. Toutes les personnes de son entourage s’acharnaient à l’éduquer selon des principes rigoureux, si bien qu’il se sentait un peu comme une boule d’argile dans laquelle tout le monde voulait laisser son empreinte. D’un côté, les mains douces et généreuses de ses proches et de sa famille, de l’autre, la vie qui s’évertuait à écraser cette masse de terre brute à coups de bottes cloutées… La fuite du Norsemberland, la mort de ses parents et de son grand-père, la fugue de Vindelle et puis la fuite de nouveau… autant de drames qui menaçaient de le laisser entièrement brisé sur le bord du chemin.
Quelle était sa véritable personnalité ? Il ne le savait pas finalement… Il balaya ses doutes et se persuada qu’il n’était pas le fruit du savant conditionnement de Kobal. Le vieil homme ne cherchait pas à lui laver le cerveau ; ses idées et les leçons qu’il rabâchait à longueur de journée n’étaient que la triste vérité… Il lui ouvrait les yeux et semblait faire subir à Xao la même opération en ce moment même.
Ses longues oreilles lui rapportaient la voix de ses compagnons de route. Le champion de crosse tenait visiblement à comprendre ce qui se passait.
« N’essayez pas de noyer le poisson, maître. Ce n’est pas votre dégoût de la vie citadine qui vous a fait prendre la poudre d’escampette. C’est vexant de voir que vous me traitez comme le premier venu ! Je sais parfaitement d’où vous venez et Estella m’a parlé des épreuves que vous avez traversées. Vous êtes très attaché au Norsemberland. Il vient d’être libéré et pourtant Güen m’a dit que vous vouliez vous rendre dans le sud en prenant le premier bateau partant pour la Dyonisée. Je ne comprends pas tout à cette histoire mais il semblerait que vous soyez en train de fuir un grave danger pour vous diriger ainsi dans la direction opposée à la terre de vos rêves. »
Kobal resta silencieux à scruter le jeune homme dans son trou jusqu’à mi-mollet. Il semblait opérer une réflexion méticuleuse, puis il se décida tout à coup :
« Nous avons quitté notre province à cause d’une trahison et ceux qui ont comploté sont toujours libres de nous nuire. Ils sont probablement deux… Mais ils sont en position de force car s’ils nous connaissent vraisemblablement très bien, nous n’avons qu’une idée de l’identité d’un seul d’entre eux. Leurs objectifs sont confus mais les moyens qu’ils se donnent pour y parvenir font froid dans le dos. Ils ne reculent devant rien et semblent avoir eu des relations au plus haut niveau… Je ne peux t’en dire plus sans te mettre en danger mais voilà pourquoi nous devons fuir Ascalone. »
« Vous pensez que vous n’êtes pas en sécurité dans la capitale ? » S’exclama le fougueux garçon. « La province n’a jamais été aussi sûre ! Qui vous en voudrait au point de vous menacer dans un endroit où tous vous connaissent ? Et pour quoi ? »
Son esprit cogitait à toute allure. Il était bien loin d’imaginer que les modestes personnes qu’il côtoyait chaque jour pouvaient avoir une importance suffisamment grande pour se retrouver au sein d’un complot d’état. Interloqué, il fixa Güen qui revenait avec un chargement de bois. Il cherchait en lui un indice, une confirmation, le moindre signe qui lui prouverait que tout cela n’était que le délire paranoïaque d’un vieillard. Mais, dans la nuit, le garçonnet baissait la tête, comme accablé par le poids du destin. Il semblait accepter son sort sans chercher à lutter. Kobal remarqua cette note de panique dans le regard du ténébreux jeune homme et comprit ses doutes.
« Bon ! Tu es un brave garçon Xao et je te suis reconnaissant d’avoir amené un peu de joie dans la vie de Güen et de sa sœur. Alors, écoute-moi attentivement. » Xao tourna la tête et ouvrit grand ses oreilles en entendant la voix solennelle du vieillard. « La première question que tu dois te poser, Xao, est celle-ci : la société dans laquelle tu vis te semble-t-elle juste ? Les gens que tu croises dans ta vie de tous les jours te paraissent-ils heureux ? »
Le garçon fut d’abord surpris de cette approche. Il voyait bien que ce n’étaient que des questions rhétoriques, aussi garda-t-il le silence afin de voir où le vieux sage voulait en venir.
« Malgré les incohérences flagrantes de notre existence, continua Kobal, comment se fait-il que cette société n’évolue pas et perpétue un système inégalitaire et abusif ? Siècle après siècle ? Depuis l’Unification et même au-delà ! A croire que ce déséquilibre est souhaité, non ? Comme tu l’as dit, l’Ascalie n’a jamais été aussi sûre. L’Eurésia prospère aussi ! Et les industries se développent. Les gens ont du travail, ils consomment et accèdent à un confort que leurs ancêtres ne connaissaient pas. Et pourtant, cette insatisfaction populaire perdure… Alors quelle en est l’origine ?
Xao plongea dans les souvenirs de son enfance et se rappela des discussions engagées que son père pouvait avoir avec ses amis et ses journaliers lorsqu’ils se réunissaient autour d’un repas. Il pensa à ses propres expériences et ce qu’il avait observé à la capitale depuis son arrivée.
« L’injustice… » Osa-t-il timidement.
« Oui, Xao ! » S’exclama Kobal. « Les injustices les plus profondes qui soient ! Celles de voir son travail profiter à d’autres, de voir ses terres appartenir à d'autres, se faire exploiter, se faire humilier, survivre dans la misère pendant qu'une minorité vit dans un luxe des plus méprisables sans l’avoir mérité ! Cette société prospère mais qui en recueille véritablement les fruits ? Voilà d’où vient ce mal-être !
En Eurésia, les dirigeants entretiennent ces injustices car elles sont la base de leur autorité et de leur puissance. Ils protègent et perpétuent un modèle de société qui leur permet de garder le pouvoir et qui autorise une poignée d’entre eux à accumuler des richesses considérables. Ainsi ils confortent leur position dominante et s’assurent que ces privilèges soient légués à leurs héritiers. L’élite peut se permettre financièrement de recevoir une éducation d’élite et ainsi accéder aux postes d’élites. Tout est fait pour que les enfants issus de leur propre classe sociale soient les seuls à pouvoir accéder à l’enseignement supérieur. Et l'on modèle ceux-ci afin qu'ils restent dans le moule et perpétue le système. Quand tu es issu d’une famille influente, tu peux même obtenir des postes importants ou prestigieux compte tenu de ta naissance plutôt que grâce à tes compétences. Les pauvres gens en revanche n’ont que le droit d’être tyrannisés, manipulés, sous-payés, maltraités et déplacés comme des pions. Pour eux la justice est expéditive et radicale. Pour les nobles et les bourgeois, les amnisties et les pardons se monnayent, les arrangements se font à couvert et les lois se contournent à coup de pots-de-vin…
Actuellement, forte de ces passe-droits, cette communauté huppée organise des trafics en tous genres, immobiliers, financiers,… humains aussi puisque l’exploitation d’enfants et d’adolescents à des fins sexuelles est à peine dissimulée. Les dirigeants détournent l’argent des impôts pour se payer de luxueuses résidences ou pour organiser des parties de chasse aux quatre coins du pays. Même les responsables religieux, qui ont pourtant fait vœu de pauvreté, vivent dans des palais rehaussés de dorures pendant que leurs subordonnés s’acharnent à convaincre le peuple que la vie miséreuse qu’ils mènent les conduira au paradis. C’est commode pour inciter les gens à rester sagement à leur place en attendant la mort. Quelle naïveté ! Comment peut-on croire de telles inepties ?! L’entourloupe est tellement évidente ! »
Kobal donnait l’impression de ne pas pouvoir contenir ce flot de rancœur qui l’étouffait. Sa voix grave s’élevait dans la nuit et résonnait puissamment dans la campagne.
« Vois-tu, les propriétaires terriens possèdent des terrains immenses où ils font travailler des paysans pour une misère. D'autres richissimes bourgeois entassent des ouvriers dans des fabriques insalubres plusieurs heures par jour. Et ces hommes tiennent leur main-d’œuvre étroitement serrée dans des camisoles ! Ils ne veulent pas laisser qui que ce soit devenir autonome ! Certaines compagnies soutenues par les banques, achètent des terrains et les exploitent massivement avec des moyens industriels. Ils parviennent ainsi à faire baisser les prix de production, ce qui leur permet ensuite d'imposer les prix de la nourriture. Ainsi ils étouffent les petits producteurs qui ne peuvent s'aligner et disparaissent peu à peu. La compagnie d’acquisition du lucianol détient elle aussi un grand pouvoir de par son monopole et elle dicte littéralement les lois qui confortent son statut, de même que les financiers et la presse de la capitale... Les exemples sont légions ! Et tout ce petit monde se retrouve au Conseil de l’Eurésia. Ils font les arrangements nécessaires à leur prospérité. »
« Mais comment le peuple peut-il se tenir ainsi bien tranquille malgré ces abus manifestes ?! » S’exclama Xao. Il ne pouvait s’empêcher de penser à son père, accablé par le travail quotidien qu’il devait fournir à la ferme pour assurer la subsistance de son foyer.
« C’est une bonne question. » Reprit Kobal. « Les Eurésiens restent dociles parce que pour maintenir leurs privilèges sans éveiller la vindicte populaire, nos dirigeants ont instauré la stratégie de l’espoir et de la peur. D’un côté, on fait croire qu’il est possible d’améliorer sa vie par la réussite sociale et de l’autre côté, on harasse la foule d’angoisses visant à lui faire apprécier le peu qu’elle a. Mais surtout, on ne laisse pas à ces malheureux la possibilité de gagner leur indépendance car leur servitude est délibérée et nécessaire à la viabilité de ce système. Il est indispensable pour la classe dominante que les gens ne puissent pas s’affranchir ! On développe donc le crédit, les dettes, la peur du lendemain et l’illusion que la sécurité de l’existence tient dans le confort matériel.
Dans ce processus, maîtriser l’information est vitale. Justement, la presse appartient à ces mêmes hommes qui siègent au conseil d’état. Par conséquent, les journalistes sont muselés, les nouvelles sont sélectionnées, remaniées ou complètement censurées. Le plus grand journal d’Ascalone n’est en réalité que l’écho de la parole officielle. Quant au peuple, on lui fait miroiter des journées ensoleillées, on l’amuse de futilités insignifiantes et on le berce de contes de fée afin que chacun se complaise dans l’illusion qu’un jour sa vie sera meilleure. On le divertit en lui donnant des jeux, des joutes, du théâtre, des parties de crosse et du cirque. On organise des paris et occasionnellement certains gagnent de l’argent. C’est ainsi que le pouvoir entretient le rêve. Et pour compléter la panoplie, les religions y vont de leurs entourloupes et autres illusions. Et puis, comme nourrir l'espoir ne suffit pas à faire taire les impatients et les insatisfaits, il y a aussi la savante distillation de l’angoisse : légendes urbaines, peur de fin du monde, faits divers effrayants ou sordides, peur de ne plus avoir de travail... De cette façon, les gens s’accrochent à leur misère comme au bien le plus cher.
Le plus triste, c'est que cette dépendance au confort matériel est une illusion ! Il n'y a aucun risque de pénurie. Cette terre pourrait satisfaire les besoins de tous si seulement l’humanité faisait preuve d’humilité et d’intelligence mais elle ne sera hélas jamais assez grande pour les ambitions démesurées et démentielles d’une minorité de fous… Le problème étant que nous laissons justement le pouvoir à ces fous.
L’Histoire nous le montre, en de rares occasions, le peuple ouvre les yeux et se rebelle. Des civilisations entières se sont écroulées sous la pression populaire… Mais ce n’est finalement que pour mieux repartir sur des bases similaires car ce sont toujours des hommes de même profil qui cherchent le pouvoir.
Le schéma est pourtant connu, toutes les civilisations qui expérimentent un essor économique et culturel passent par des étapes identiques : la croissance, l’expansion démographique, géographique, économique et culturelle, l’apogée, puis le déclin, la décadence et parfois même la guerre civile ou la conquête par un état rival. Ce processus semble aussi prévisible qu’inévitable et malgré les nombreux exemples d’empires déchus qui illustrent ce fait, notre propre monde suit le même chemin en ce moment même. Cette règle est toujours valable de nos jours, après les Uncas, les Romans et les Ijipssiens[1], le tour de l’Eurésia viendra. Tes professeurs d’histoire t’ont forcément parlé de ces peuples qui ont tellement apporté à la Civilisation… à l’Humanité. Cependant, toutes ces sociétés ont fondé leur essor sur une économie de croissance et de production outrancière. Le développement de leur qualité de vie a été catastrophique pour leur environnement et de nombreuses espèces animales et végétales ont totalement disparu.
Comment peut-on un seul instant imaginer qu’une croissance peut-être infinie sur une planète limitée ?! Notre monde a ses limites Xao ! Tout comme l’Homme ! Après un état de grâce au cours duquel une société parvient à bouleverser le monde par ses avancées industrielles, commerciales et même idéologiques, l’Humain retombe dans ses vices et sa nature néfaste reprend le dessus. Nous pouvons d’ailleurs déjà constater les signes annonciateurs de notre futur effondrement : accroissement des inégalités sociales, perte des valeurs morales, augmentation de la délinquance, développement industriel forcené, augmentation des naissances, gaspillage, désir d’accumuler des possessions, enrichissements de quelques rares privilégiés…
Au sud-est, à quelques centaines de kilomètres d’ici, un grand philosophe dracque du nom de Docaton a fait un triste constat, il y a quelque neuf cent ans de cela. Il disait à peu près ceci : Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l'autorité et n'ont aucun respect pour l'âge. A notre époque, les enfants sont des tyrans. Nos élèves ne respectent plus rien, ni leurs parents ni leurs enseignants ; ils en viendraient même à mordre la main qui les nourrit. Ils ne pensent qu’à s’enivrer, s’amuser et forniquer. Telle est la vie qu’ils veulent mener en criant haut et fort que nul ne peut les priver de leur liberté. Aucun d’entre eux ne semble capable de se projeter vers l’avenir, seul leur importe l’instant présent…
Un millénaire s’est presque écoulé… et pourtant cette observation ne te semble-t-elle pas familière ? » Sans attendre une éventuelle réponse, le Sage continua son argumentation.
« Quelques décades plus tard, cet empire, qui était une référence en matière de droits et de démocratie, a peu à peu sombré dans la décadence et la luxure. Les gouvernements sont tombés, les cités se sont écroulées et il ne reste maintenant que des ruines où s’érigeaient auparavant les plus grandes merveilles du monde. Bien sûr, un autre état a grandi sur les cendres de ce majestueux empire et le cycle était relancé ! Ce royaume est maintenant connu sous le nom de Stéléa et il reproduit exactement les erreurs du passé, ce qui rend sa situation actuelle très instable.
Est-ce que cette histoire te rappelle quelque chose ? »
« Oui… » Fit Xao avec hésitation. « Il me semble que l’Eurésia s’est bâti en massacrant les Centaures et en repoussant les Barbares au Nord et dans les îles Farland. Mais ce sont les Elfes qui ont le plus pâti de l’expansion des Hommes. Ils avaient tout un continent et ils n’ont plus maintenant qu’un bout de terre à l’est… Mais où voulez vous en venir. Qu’est-ce que cela a à voir avec le Norsemberland et vous ? »
« J’y arrive ! Sois un peu patient, je ne peux pas résumer tout cela en cent mots, trois paragraphes ! Vois-tu, la nature humaine doit être éduquée pour enrayer ce cycle perpétuel et il n’y a rien de plus difficile que de changer quelque chose qui fait partie de l’essence même d’un être. Pourrais-tu inciter un tigron à devenir herbivore ?! »
Xao haussa les épaules avec une moue dubitative.
« Pourtant c’est le défi que je me suis fixé ! Voilà pourquoi le Norsemberland est né, pour montrer une autre voie ! Pour sortir de ce processus voué à la destruction cyclique.
« Il y a quarante-cinq ans de cela, avec mon ami Galleon de Dyonisée, nous avons décidé de créer une nouvelle province dans le nord du pays. Si un seul mot devait qualifier cette gigantesque entreprise, ce serait équilibre. Notre but était de bâtir une société égalitaire, cosmopolite et auto-suffisante reposant sur des principes de symbiose entre les individus et leur environnement.
« Pourquoi cosmopolite ? » Interrogea le garçon. « N’est-ce pas plus difficile d’obtenir une cohésion de cette façon ? »
« C’est vrai que les premières années ont été délicates, mais la richesse d’un peuple ne naît sûrement pas de la pureté d’une race. Elle vient de la diversité et de la tolérance, à condition que tous acceptent de s’inscrire dans un projet de société commun. Les règles de la communauté doivent toujours prévaloir sur l’intérêt personnel. En les respectant, l’individu peut alors s’épanouir. Notre adaptation s’est faite grâce aux talents de tous… Cela fonctionnait parfaitement car ce mode de vie était raisonné et juste…
Mais, comme tu le sais, il y a deux ans, une invasion barbare nous a forcés à partir… Ces brutes n'étaient que le bras armé d'un groupe de traîtres issus de notre propre pays... Par les agissements honteux de ces crapules, le peuple norse a frôlé le génocide… Knolen, Estella, Güen et moi comptons parmi les rares survivants de ce carnage. Les autres habitants de la Cité-des-Glaces se sont dispersés et les dieux seuls savent où ils sont maintenant… »
Le champion de crosse accusa durement ces informations. Son esprit criait à l'incohérence et à l'incompréhension. Son esprit ne pouvait accepter qu'il existât dans ce pays des hommes capables de fomenter des complots visant à exterminer tout un peuple. La poitrine serrée dans un étau, une nausée désagréable au creux de l'estomac, il s'assit par terre et chercha à maîtriser les émotions confuses qui l'assaillaient. Dans la lueur diffuse du bâton de lucianol, Kobal distingua les traits torturés du jeune homme. Il marqua une pause en se remémorant avec nostalgie les différentes étapes de la construction du Norsemberland. Ce fut comme si des paysages familiers se déroulaient soudainement devant ses yeux. A voix basse, il poursuivit son récit.
« Depuis notre exode, je me suis efforcé de poursuivre cette tâche ardue. Je souhaite éclairer mes élèves sur la réalité du monde dans lequel ils vivent. Hélas, à Ascalone, je me suis aperçu que mes efforts pour inculquer les valeurs de l'équilibre étaient vains. Atteindre ce degré de lucidité n'est pas donné à tout le monde. Tu as pu toi-même constater ce qui se passe à l’université ; les erreurs se perpétuent. Les jeunes sont des consommateurs ; puisqu’ils payent ils ont tous les droits et n’hésitent pas à être insultants quand tu cherches à les corriger pour les mettre sur la bonne voie. Chacun est prompt à trouver des excuses pour justifier incompétence et fainéantise. C’est aberrant mais un enseignant n’est plus considéré comme un allié pour réussir sa vie. Il est perçu comme un vieil imbécile, donneur de leçon, voire un briseur de rêve et de carrière… C’est tellement facile pour eux de mettre leurs échecs sur le dos de leur professeur plutôt que de regarder en face leur propre paresse. »
Xao hocha la tête, en proie à une profonde réflexion.
« En effet, je suppose que vous appréciez peu d’être pris pour un idiot par des morveux qui pensent tout savoir de la vie… »
« Vois-tu Xao, selon moi, éduquer c’est un peu comme travailler dans un jardin. Avant de te mettre à la tâche, il y a divers aspects que tu ne contrôles pas : le climat, la qualité du sol, les parasites et autres maladies… Un être humain fonctionne de la même façon. Au départ, beaucoup de paramètres t’échappent. Un jeune t’arrive avec un certain potentiel et avec une mentalité façonnée par diverses influences préalables. Il est parfois même déjà totalement corrompu par une éducation incohérente et ce n’est pas en t’occupant de lui trois à cinq heures par semaine que tu vas le protéger de tout ce qu’il rencontrera par la suite. Tu peux placer des tuteurs pour que ça pousse droit, tu peux planter de bonnes semences, tu peux arroser et mettre de l’engrais, si tout ce que tu fais pousse sur un mauvais terrain et avec de mauvaises conditions extérieures, tu ne récolteras jamais de bons fruits. Pour certains, les aléas de la vie permettront des prises de conscience salutaires… Pour beaucoup d’autres en revanche, on ne verra que la reproduction du schéma familial et l’intégration plus ou moins réussie dans cette société défaillante, comme un mouton rejoint le troupeau, même si celui-ci va à l’abattoir… Mais cette métaphore du jardin a ses limites… Je dois m’occuper de vingt-cinq à cinquante jardins d’un coup, quelques heures par semaine en essayant d’adopter une méthode qui convienne au plus grand nombre, quel que soit la composition de son sol… Tu imagines la déperdition… Et toute cette énergie nécessaire pour si peu de résultats… Sans parler du peu de gratitude que l’on reçoit.
Et quand tu vois que ces gamins sont soutenus par leurs parents alors tu ne peux qu’accepter ton impuissance car mes enseignements subissent un savant travail de déconstruction. Cette société modèle ses membres selon ses besoins, au point qu’il leur devient impossible d’imaginer une alternative au moule unique dans lequel on les place. Ils semblent avoir un mur devant leurs yeux et une incapacité à voir au delà. Leur réalité est tout entière contenue dans cet espace restreint. Enseigner à cette génération gâtée est une perte de temps car ils méprisent le savoir ! Et malgré mes travaux et mes réussites, je ne reçois que de l’indifférence car je leur parle de concessions et d’équilibre quand ils veulent être bercés de discours ayant trait au pouvoir et à la richesse…
La notion de respect se perd mon bon Xao ! Les gens pensent que c’est un acquis ! C’est faux, cela s’apprend, cela s’entretient, mais surtout, cela se gagne, par un comportement exemplaire, du travail et de la réussite. A Ascalone, la situation est désespérée car le goût de l’effort est lui aussi en pleine perdition. Au Norsemberland, sur une petite structure, nous avons travaillé chaque jour pour faire changer les choses. Nous ne prônons ni un retour à l’Ère de la Conscience, ni une vie arriérée dans des cavernes. Nous pensons que le progrès, ce n’est pas vivre plus mais vivre mieux et de façon raisonnable, entre êtres humains et sur un rythme naturel.
Je pourrais allonger la liste indéfiniment sur tout ce qui ne fonctionne pas dans la société eurésienne ! La plupart des grands fléaux découle de problèmes éducatifs et de valeurs biaisées et nocives dès le début car les gens perpétuent aveuglément un mode de vie trop enraciné dans leur culture depuis plusieurs générations. Ils se plaignent de leur existence et des injustices flagrantes qu’ils vivent quotidiennement mais ne parviennent pas à réaliser que tout découle de ce modèle de société imposé par la classe dirigeante.
Réfléchis à ceci : quelles valeurs ce pays donne-t-il à ses enfants depuis les premières heures de l’Unification ? La compétition ! La propriété ! La consommation ! La richesse matérielle comme seule indicateur de réussite ! La soumission d’autrui ! Des vies sacrifiées pour le profit d'une minorité ! Les classes sociales figées !
Pourtant, au plus profond de nous, voulons-nous une société de hiérarchie ? De maîtres et de servants ? De riches et d’esclaves ? Souhaitons-nous le luxe au prix de la destruction ? Voulons-nous une vie de lutte ou de paix ? Préférons-nous la courtoisie et l’égalité ou bien la cruauté et le déséquilibre ?
La réponse à ces questions est évidente. Pourtant nos dirigeants nous imposent des choix sociaux et économiques qui confortent leur statut… Voilà pourquoi, les plus hautes instances du royaume ne veulent pas qu’un autre mode de vie existe… Voilà pourquoi le Norsemberland devait mourir… »
Ce dernier constat tomba comme un couperet. Abasourdi, Xao restait silencieux. Cette argumentation possédait une cohérence imparable, évidente, il avait l'impression d'ouvrir grand les yeux sur une réalité qu'il n'avait jusqu'à présent qu'effleurée en pensée. Tout ceci faisait écho en lui, comme des idées sombres que l’on met de côté pour ne pas s’en inquiéter et qui reviennent à la surface dans un moment d’angoisse. Il n’avait pas encore dix-huit ans et ses préoccupations étaient toute autre. Cette plongée forcée dans les eaux troubles et glaciales du pouvoir politique le laissait à bout de souffle, incapable d'appréhender les tenants et les aboutissants évoqués par le Sage. Il secouait la tête, comme frappé d'incompréhension... Il vivait dans un monde de pantins et les ficelles venaient de lui apparaître avec brutalité.
« Vous m'expliquez qu'au sein même de la monarchie, des gens sont capables de faire tuer leurs concitoyens juste pour préserver leur pouvoir ? »
Kobal hocha simplement la tête.
« Par conséquent, tu comprends que la vie de Güen et la mienne n'ont pas grande valeur aux yeux du Conseil de l'Eurésia... Si nous ne prenons pas la route très rapidement, ils nous feront tout simplement disparaître... Mais je ne partirai pas sans mener un dernier combat. Je dois sauver la Vie, parce que c’est bien cela dont il est question. Ce n’est pas pour l’Homme en lui-même que je me bats, c’est pour la Nature et pour que l’Homme y trouve sa place dans la justice et la justesse. »
[1] Ces peuples se sont partagés, à tour de rôle, toute la baie de Leona avant l’an zéro et ont été à l’origine de l’avènement de l’Eurésia grâce à leurs prodigieuses avancées technologiques et politiques.