L'éternel Espoir
« …Entré en troisième tiers-temps, le fougueux
attaquant de l’AS Dellatore, Xao Fintaovic a une nouvelle fois brillé par son
irrégularité chronique. Insaisissable une semaine plus tôt, il fut l’ombre de
lui-même dimanche dernier lors du match qui a opposé son équipe aux Dockers de
Macilia. En manque d’inspiration dans le jeu et fragile dans les oppositions,
il ne fut jamais en mesure d’inquiéter la défense maciliaine. A certains
moments, les spectateurs dans les tribunes ont même supposé que le jeune homme
avait laissé trop d’énergie la veille à la maison de rencontres de Dame
Renatta.
Depuis son arrivée au club, en septembre 894, l’attaquant vedette n’a cessé de décevoir les attentes que les supporters et la direction du club avaient placées en lui. Il devint bien vite plus connu pour ses frasques nocturnes que pour ses résultats sportifs. En 896, faut-il le rappeler, après une violente bagarre dans un pub du centre ville, Xao Fintaovic se retrouva hospitalisé avec une clavicule brisée, plusieurs côtes fêlées et une suspension de jouer exemplaire de quatre mois. Durée pendant laquelle il poursuivit sa descente aux enfers : prise de poids, sorties nocturnes et multiples arrestations en état d’ébriété. Ses statistiques parlent d’elles-mêmes, après avoir réalisé deux saisons prometteuses à l’Arsenal de Macilia, son club formateur (21 buts pour la première année et 26 lors de la seconde), il n’est jamais parvenu à confirmer son extraordinaire potentiel une fois parvenu dans l’élite. Il n’a ainsi trouvé le chemin des filets qu’à 18 reprises lors de son arrivée à l’AS Dellatore sans jamais réussir à dépasser ce total par la suite.
L’an dernier, un nouvel épisode douloureux vint à nouveau ternir la réputation de ce buteur inné. De nombreux défenseurs, dans l’incapacité de contenir la vivacité de ce joueur, ont recours à la provocation et à des coups illicites afin d’atténuer son efficacité offensive. Quand en novembre dernier, à bout de nerfs, Xao Fintaovic terrassa son vis-à-vis en dehors d’une phase de jeu, il fut exclu une nouvelle fois du terrain. L’affaire aurait pu en rester là si le ténébreux attaquant n’avait pas violemment agressé un supporter de l’équipe adverse sur le chemin qui le menait aux vestiaires. Aux insultes d’un fan enivré, il répondit par un fameux coup de pied sauté qui devint le sujet de centaines d’articles et de dessins caricaturaux, assurant le profit de la presse nationale pendant plusieurs semaines.
Désormais, de retour après une nouvelle suspension de cinq mois, ses coups de génies ponctuels sur le terrain semblent dépendre de ses activités nocturnes de la veille. Cette situation préoccupante semble de plus en plus déplaire à la direction du club ainsi qu’aux supporters même les plus tolérants. En coulisse, on murmure que le transfert du joueur est à l’ordre du jour et qu’il pourrait bien retourner à Macilia pour se refaire une conduite en ligue mineure. Il est déplorable de voir un si grand talent gâché par un tel état d’esprit. Et si l’avenir voulait de nouveau sourire à un joueur de cette trempe, cela ne pourrait se produire qu’avec une remise en question radicale de la part de ce brillant attaquant… »
Xao ferma le journal sans finir l’article puis il le jeta négligemment sur la table du salon. Les muscles de sa mâchoire crispée jouaient fébrilement sous la pilosité sombre et drue. Il se frictionna la tête avec une serviette afin de sécher ses cheveux qui descendaient désormais jusqu’à ses épaules puis il passa sa main sur son menton en esquissant une moue de réprobation. La barbe longue d’une semaine grattait sa gorge… La flemme, je me raserai plus tard… Pensa-t-il. Il posa la serviette sur un fauteuil de bois exotique et de velours écarlate puis enfila une liquette propre.
A peine réveillé, une irrésistible envie occupait déjà son esprit. Il sortit de l’herbe à fumer d’un tiroir du bureau ainsi qu’une pipe dont il cura consciencieusement le foyer. Puis il le bourra généreusement d’herbe collante et parfumée. Ce cérémonial précis et quotidien lui faisait penser à des préliminaires, il faisait ainsi monter son désir jusqu’à la satisfaction de la première bouffée. Il alluma la pipe avec son briquet de lucianol. La fumée pénétra dans sa gorge et ses poumons. Elle était grasse et épaisse mais sentait terriblement bon aussi. Ses sens du goût et de l’odorat étaient tout émoustillés par la douce sensation qui s’insinuait dans son corps. Un sourire anima légèrement le coin de sa bouche. Aaaaah, c’est ça le bonheur… Se dit-il. A travers ce filtre, il pourrait éviter de trop réfléchir à la vacuité de son existence.
Sur le plateau que Mario lui avait préparé, il prit deux tartines de pain recouvertes de miel et fourra dans la poche de son large pantalon une poignée de fruits exotiques venant des terres chaudes du royaume de Stéléa. Le thé était froid depuis longtemps… Si seulement il s’était levé plus tôt. Il alla sur le vaste balcon en forme de demi-cercle en tirant une nouvelle fois sur la pipe et il s’assit sur la couchette épaisse recouverte de coussins satinés aux couleurs vives. Il aimait grignoter son petit-déjeuner en regardant l’activité citadine au-delà du jardin entouré de hautes haies. C’était la fin de la matinée. Sur le court Saliya les marchands rangeaient leurs étals et les invendus. Leurs cris puissants résonnaient sur les bâtiments alors qu’ils s’efforçaient de faire une dernière bonne affaire avant de partir. Le jeune homme fut surpris de ne pas distinguer les beuglements caractéristiques des bufflons se mêler à l’agitation. Se pouvait-il que la caravane de Stéléa ne soit pas présente sur le marché en ce premier mercredi du mois ?
Il n’y attacha pas plus d’importance quand, dans son dos, il entendit la jeune femme avec qui il avait passé la nuit qui entrait dans le salon. Johanna… Ou Liliana… Un truc en « a ». Elle prit un fruit sur le plateau et vint le rejoindre. Elle ne portait qu’une tunique légère qui laissait voir ses longues jambes fines. Ses cheveux ébouriffés entouraient un visage jeune et parfaitement ovale où des yeux espiègles et fatigués semblaient pétiller d’étoiles. Elle souriait chaleureusement… Elle avait partagé le lit du champion. Sa main douce et délicate passa tendrement dans les longues boucles revêches du jeune homme.
« Tu peux te laver dans la salle d’eau. Il y a le nécessaire. » Dit-il. « Je sors manger à l’extérieur… Quand tu auras fini, Mario te fera sortir discrètement en calèche et il t’emmènera où tu veux. S’ils te voyaient partir d’ici, ces charognards me pondraient dix nouveaux articles avant même ce week-end. »
La jeune fille fut un instant décontenancée. « Mais… Quand est-ce que l’on se revoit ? » Demanda-t-elle maladroitement.
Un long silence s’ensuivit. Xao essayait de trouver les mots les moins brutaux. Pourquoi cela devait-il toujours être si compliqué ?
« On se revoit ? » Souffla-t-elle avec hésitation en comprenant tout à coup son statut de fille de passage. Sa voix juvénile et émue semblait déjà saccadée de sanglots retenus. Le champion n’était pas d’humeur… Elle ne savait rien de lui, tout ce qu’elle voulait, c’était coucher avec la célébrité locale… Profiter de ses largesses… Comme toutes les autres. Et maintenant elle jouait la fille éperdue d’amour qui avait le cœur brisé !
« Non, on ne se revoit pas… » Répondit-il sèchement. Il ne voulait pas argumenter et encore moins se justifier… Cela lui donnait l’impression d’être coupable. N’était-il pas possible de partager un moment d’intimité avec une inconnue sans se retrouver condamné au mariage ? Cela pourrait être si simple : faire une partie de cartes, une partie de pions, un jeu de stratego… faire l’amour… juste échanger un moment agréable avec un partenaire et puis se dire au revoir, à la prochaine.
Il se leva, passa sa main dans les longs cheveux blonds et déposa un baiser sur le front de la jeune fille. « C’était bien cette nuit…. Je ne peux pas te donner plus… Tu ne trouverais que des ennuis dans une relation avec moi. Je mets en l’air tout ce que je touche… » Ses lèvres étaient sèches, l’odeur de l’herbe imprégnait déjà son corps et sa voix résonnait d’une amertume douloureuse.
Il tira une dernière fois sur sa pipe et la posa négligemment sur un plateau. Puis il attrapa un veston sans manche et un chapeau à large visière, descendit les escaliers et enfila ses souliers que Mario avait soigneusement rangés dans le placard de l’entrée. En entendant du bruit dans le hall, le majordome sortit de sa cuisine.
« Bonjour Monsieur. Avez-vous bien dormi ? »
Ce n’était qu’une formule de politesse, la réponse importait peu aussi Xao ne prit pas la peine d’y répondre. Il n’avait pas bien dormi, comme cela arrivait fréquemment si le champion ne s’assommait pas de diverses substances mais il n’était nul besoin d’en faire un sujet de discussion.
« Bonjour Mario… Je ne déjeunerai pas ici… »
« Comme il vous plaira, Monsieur. Passez une bonne journée. Votre repas sera prêt à dix-neuf heures. »
Xao ouvrit la porte et s’arrêta un instant. « Non. Ne m’attendez pas ce soir… Je rentrerai sûrement tard… » Dit-il après réflexion.
Le prochain match était dans trois jours alors il n’y avait aucune nécessité de se coucher tôt… Et puis, le championnat serait bientôt terminé, les dernières rencontres ne sauveraient pas la saison. L’AS Dellatore finirait dans le bas du tableau… Juste avant les derniers reléguables. « Une fois vos tâches accomplies, retournez chez vous et occupez-vous de votre famille. » Dit-il d’un ton monocorde.
La voix du majordome baissa d’intensité comme témoignant d’un aveu d’impuissance. « Bien Monsieur… Comme il vous plaira. » Il ne savait que trop bien ce que cela signifiait, le joueur de crosse irait une nouvelle fois tromper sa solitude au casino ou à la taverne. Il soupira et retourna dans sa cuisine afin d’éteindre les fourneaux.
Cette résidence en plein centre ville avait été fournie par le club en 894, dés l’arrivée de la nouvelle recrue. Elle était habituellement réservée à la vedette de l’équipe et Mario en avait par conséquent côtoyé de nombreuses au cours de sa carrière. Même s’il était un grand supporter de l’AS Dellatore, il savait garder ses distances et entretenir des relations purement professionnelles avec les résidents. Mais après quatre ans passés dans cette grande maison, le majordome et le joueur de crosse se connaissaient bien sans avoir véritablement discuté ensemble. Xao lisait la déception dans le regard du dévoué serviteur, il comprenait ses changements d’intonation et n’avait pas besoin d’entendre de critiques pour les discerner clairement dans l’abattement du véritable maître des lieux. Cela le meurtrissait mais il s’efforçait de ne pas le montrer.
Mario vivait dans une petite maison de fonction au fond du jardin. Aidé de sa compagne, ils s’occupaient de tout dans cette propriété : le jardin, le ménage, la cuisine, l’entretien et les lessives. Quand le majordome faisait les courses, Xao en profitait parfois pour jouer avec ses enfants sur les pelouses impeccables du jardin. Cela lui faisait un peu de compagnie… Le fameux joueur de crosse déprimait en imaginant que finalement, la personne qui le connaissait le mieux dans cette ville, c’était son domestique.
« Mario, pourriez-vous raccompagner la demoiselle chez elle quand elle sera prête… ? »
« Bien sûr, Monsieur… »
Bien sûr… Ces mots résonnèrent longtemps dans l’esprit de Xao après avoir fermé la porte de la luxueuse demeure. Comme d’habitude… L’évidence même… Etait-il devenu à ce point prévisible et pathétique ? Le majordome connaissait désormais la routine par coeur : prendre soin de son résident, l’encourager, le soigner, raccompagner les conquêtes d’un soir, aller le chercher en pleine nuit quand les patrons des tripots ne voulaient pas le laisser partir sans que la note soit réglée, ranger les bouteilles vides, ramasser le champion en morceaux quand la solitude devenait trop lourde à supporter. L’attaquant vedette de l’AS Dellatore était probablement la personnalité la plus connue en ville et pourtant il se sentait seul comme jamais cela ne lui était arrivé. Il n’avait jamais imaginé que la célébrité serait si superficielle et impersonnelle. En écho à ce mal-être, une silhouette apparut de façon fugace dans son esprit ; une chevelure blonde entourant un visage à la beauté sans nulle autre pareille. Sa mâchoire se crispa et il balaya cette image en maugréant intérieurement.
Il remit immédiatement les pieds dans le réel. mment sr lrnative. t avint il ne pouvait se résoudre à les rçon n'eur bord.Bien sûr, Mario ferait le nécessaire. Le majordome savait être discret et apaiser les déceptions des jeunes femmes. Il leur parlait de la dureté du métier de joueur professionnel derrière le faste et les acclamations. Il leur expliquait que Xao n’était qu’un animal blessé, perdu et écorché vif, jeté en pâture aux journaleux et à la vindicte populaire, un brave garçon pourtant, toujours poli avec lui.
Le jeune homme tira son chapeau sur sa tête, ouvrit le portail du jardin et s’engagea sur le vaste court Saliya, le Marché aux Fleurs. Alors que les marchands jetaient des seaux d’eau sur les larges pavés souillés par les fruits et légumes tombés par terre, les patrons des tavernes passaient le balai afin de préparer leurs terrasses. Les artistes, peintres, sculpteurs et dessinateurs attendaient patiemment que la place soit propre afin de prendre possession des lieux jusque tard dans la nuit. Des bâtiments de pierres beiges et roses pâles s’élevaient sur deux ou trois étages tout autour avec leur multitude de fenêtres et leurs balcons faits d’entrelacements de bronze. Des vasques ornées de plantes tombantes décoraient les colonnes et les ferronneries alors que des lierres grimpaient le long des murs. Les tuiles rouges ajoutaient encore un peu plus d’élégance à l’ensemble. Quelques larges parterres de fleurs hérissés d’oliviers apportaient une touche de verdure alors que des statues d’athlètes à moitié nus faites de pierre blanche apparaissaient éclatantes dans ces teintes pastel. Les fontaines donnaient à cet endroit paix et fraîcheur. C’était le lieu où la vie sociale battait son plein et en même temps le cœur de l’activité commerciale de la ville.
Mais Xao rasa les murs d’un pas rapide, ce n’était pas le moment de flâner… ça ne l’était jamais. Il ne pouvait pas s’attarder car ils étaient sûrement là… à l’affût… attendant de sauter sur leur proie. Dans les secondes qui suivirent, il en vit un quitter rapidement la terrasse d’un bar en jetant quelques pièces sur la table. Puis deux autres au coin de la rue qui vinrent dans sa direction dés qu’ils l’aperçurent passer les grilles opaques du portail. Dans son dos, un autre accélérait pour ne pas se laisser distancer.
« Bonjour champion ! » Lança le premier homme en sortant son calepin et son crayon. « Aurais-tu quelques instants à m’accorder ? C’est pour le journal La Crosse ! En réaction à ton dernier match… »
« Laissez-moi passer, je n’ai rien à vous dire… » Répondit Xao méchamment. Ce tutoiement que la plupart des gens adoptaient pour parler aux sportifs l’exaspérait. Ils n’étaient pas ses amis.
« Pour la Tribune de Dellatore ! » Lança un second. « Que peux-tu dire aux fans à propos de la rumeur de ton transfert ? »
« Pour Le Courrier du Grand Sud ! Prévois-tu un retour à l’Arsenal de Macilia ? Ton club formateur semblerait très intéressé par ton rachat… »
« Mon rachat… C’est ça que vous voyez en nous ? Des marchandises ? Allez, écartez-vous, j’ai à faire… »
« Des choses à faire ?! » Gloussa l’un d’eux avec un sourire, insinuant qu’un joueur de crosse ne devait pas être débordé d’activités dignes d’intérêts. Xao ravala sa colère. La dernière fois qu’il avait rossé l’un de ces charognards, il avait été mis à l’amende par le club et poursuivit en justice. Il essaya de se dégager mais les bonhommes continuaient à le harceler de questions, espérant se nourrir de quelques miettes qu’ils s’ingénieraient à transformer en exclusivité.
« On t’a vu en grande discussion avec la fille du maire il y a quelques jours lors du repas caritatif annuel… »
« Oui, c’est ce que font généralement deux personnes qui mangent côte à côte… Avez-vous remarqué que j’ai aussi longuement parlé avec son père ? Vous devriez vous demander si nous n’avons pas passé la nuit ensemble ? Peut-être même tous les trois, ça ferait sensation en gros titre… Ça vous suffit comme os à ronger ? Maintenant pourriez-vous vous ôter de mon chemin. Si par mégarde je vous marchais sur le pied, vous seriez capable de porter plainte pour violence. »
Mais les journaleux ne lâchaient pas leur proie et continuaient de s’interposer devant le jeune homme.
« Que réponds-tu à tes détracteurs qui t’accusent d’alcoolisme ? »
« Tu as, parait-il, perdu beaucoup d’argent aux jeux… »
Se taire, surtout se taire ! Xao résistait à l’envie de frapper. Leurs visages à quelques centimètres du sien le rendaient fou. En vociférant leurs infamies ils prenaient l’allure de chiens bavant devant un morceau de viande. L’un d’eux se posta devant lui, son carnet à la main.
« Sérieusement Xao, ça pourrait être tellement simple ! Tu réponds à quelques questions et on te laisse tranquille ! »
« Pourquoi je ferais ça ? » Rétorqua-t-il avec hargne. « En reconnaissance des nombreux services que vous m’avez rendus ? Pour toutes les fois où vous m’avez enterré ? Calomnié ? Injustement critiqué ou espionné ? »
D’un coup d’épaule sec, il bouscula l’un des charognards et de sa main gauche il en écarta un autre brusquement de son chemin. L’homme se rattrapa au mur d’enceinte de la résidence avec exagération. Il mit sa main sur son torse comme s’il avait le souffle coupé. « Vous avez vu, il m’a frappé ! » Cria-t-il à ses confrères.
Xao se retourna vivement et attrapa le scribouillard par le col. Il leva son poing droit, prêt à le défigurer mais arrêta son geste subitement, comme si un éclair de conscience l’avait frappé. « Que veux-tu ? Me dénoncer pour bousculade ? Obtenir de l’argent pour les dommages ? Crois-moi, réfléchis bien avant de jouer à ce petit jeu car si un jour je finis par perdre le contrôle face à vos provocations, oui tu obtiendras des compensations mais tu resteras handicapé et méconnaissable pour le reste de ta vie ! Et moi il me restera toujours assez d’argent pour couler une retraite paisible loin des parasites de votre espèce ! »
Son avant-bras sous la mâchoire de l’importun pressait fortement sur la gorge. L’homme se tenait tant bien que mal sur la pointe des pieds et respirait avec difficulté. Le regard sombre de Xao envoyait des éclairs de rage qui dissuadaient les autres journalistes d’interférer, ceux-ci restèrent pantois et firent quelques pas de retrait.
« Maintenant, si vous le permettez, j’aimerais poursuivre mon chemin. Allez trouver une autre carcasse à dépecer ! »
Le cœur battant, un goût âpre en bouche, Xao se remit en marche. Au moins ils ne le suivaient plus. Il réajusta son large chapeau au dessus de son visage et s’engagea dans les rues étroites qui conduisaient à la vieille ville. Depuis son arrivée, c’était l’endroit où il passait le plus de temps, dans le quartier Hoso en particulier. Oui il trouvait parfois un réconfort facile dans les bras de filles de compagnie, oui il buvait plus que pour apaiser sa soif et il jouait aussi dans les tripots clandestins. De tout cela il était coupable. Il en était conscient mais il continuait de s’enfermer dans cette quête sans fin. Il explorait tous les endroits qui pouvaient lui proposer un accès aux paradis artificiels, échappatoires illusoires au vide de sa vie.
A mesure qu’il s’enfonçait dans les rues étriquées, les luxueuses résidences aux couleurs pastel du centre ville firent place aux bâtiments de briques rouges du Vieux Dellatore. Les filles de compagnie les plus défraîchies prenaient déjà possession des lieux et arpentaient les rues de pavés grossiers. Tous les jours voyaient se jouer la même histoire ; à mesure que la nuit approchait, les plus jolies prostituées les remplaçaient et la fièvre s’emparait une nouvelle fois du quartier. Les enseignes colorées et tapageuses des bars à danseuses attiraient l’œil des passants alors que des rabatteurs s’efforçaient de faire entrer les curieux dans leurs établissements. Après avoir fait le tour des bars les plus glauques, Xao avait fini par prendre ses habitudes dans quelques maisons d’un tout autre standing. Oui, la Maison de Dame Renatta avait ses faveurs et c’est là-bas qu’il se rendait d’un bon pas sans prêter la moindre attention aux regards aguicheurs des filles de joie.
Il déboula sur la grande avenue de Cigalle, large espace ouvert au beau milieu du quartier Hoso. Sur la vaste place de dalles blanches, les fous de dieu, comme Xao les appelait, continuaient leurs sermons sur le vice et le pêché de chair. Ils prônaient le mariage, la chasteté, l’abstinence et la fidélité tout en menaçant les pêcheurs de châtiments divins et de maladies… Combat perdu d’avance, surtout en ce lieu. Le jeune homme les suspectait plutôt d’utiliser le moindre prétexte pour venir porter leurs regards salaces sur les jeunes prostitués, garçons ou filles, qui arpentaient les rues. Il était de notoriété publique que ces fourbes ne dédaignaient pas la compagnie de jeunes fidèles facilement influençables. Ses hommes ne lui donnaient que l’envie de vomir.
Sans lever les yeux vers les scandaleuses enseignes des hôtels, cabarets et autres salons à opiacée, il longea les façades, passa devant le Théâtre du Moulin où tournait de larges hélices factices d’un rouge criard et arriva devant la Maison de Dame Renatta. C’était une grande et belle demeure de trois étages, sans artifice tapageur en devanture. Deux immenses armoires à glace en costumes se tenaient de chaque côté de la lourde porte de bois aux ferronneries cuivrées. Xao leva la tête vers eux. En le reconnaissant, ils firent un signe de tête et le laissèrent entrer.
Dans le vaste et luxueux hall, trois portes flanquées des mêmes colosses se présentaient en face et de chaque côté de lui. Plusieurs jeunes femmes et hommes en tenues légères discutaient sur des sofas de velours bordeaux. Sur le mur à côté du vestiaire, on pouvait lire sur une large pancarte : Afin de préserver la tranquillité de nos clients, chaque visiteur est invité à respecter la plus grande discrétion quant aux activités de la maison et aux personnes qui la fréquentent.
Le jeune homme laissa ses affaires aux vestiaires où une jolie demoiselle à moitié dénudée lui envoya un sourire chaleureux. « Bonjour Monsieur. C’est chaque fois un plaisir de vous revoir. Souhaitez-vous vous enquérir d’une quelconque prestation ? Faire une réservation ? Ou bien profitez d’un de nos nombreux services ? »
« Non, merci. Je viens juste prendre un verre. »
« Bien, je vous souhaite de passer un bon moment en notre compagnie. » Elle adressa un signe aux jeunes femmes sur les sofas et l’une d’elle vint aussitôt à la rencontre de Xao.
« Bonjour, monsieur. Suivez-moi je vous prie. »
Le colosse posté à côté de la porte de droite leur ouvrit les deux battants et Xao suivit son hôtesse le long d’un long couloir aux couleurs chaudes et illuminé par de nombreuses sphères de lucianol. De la musique sensuelle venait du bout du corridor, elle s’intensifiait à chaque nouveau pas. Ils pénétrèrent dans une grande salle sans fenêtre et entièrement agencée autour d’une scène en forme de T. Sur la droite se trouvait un long bar de bois exotiques aux lignes rehaussées de néons colorés et de décorations cuivrées. Au fond à gauche, un groupe de musiciens jouaient des airs langoureux pendant que de jeunes danseuses se dénudaient progressivement sur l’estrade. Rivalisant de souplesse et de grâce le long des longues barres de métal qui allaient de la scène au plafond, elles se figeaient parfois un court instant afin de recevoir les offrandes sonnantes et trébuchantes des spectateurs. Autour de l’estrade brillamment éclairée, de nombreuses petites tables rondes accueillaient des clients souvent seuls. Le reste de la pièce se perdait dans la pénombre. Des alcôves aux cloisons montantes installées contre les murs permettaient de se réfugier dans un espace discret tout en profitant du spectacle.
« Où souhaitez-vous vous installer Monsieur ? »
D’un signe de tête, Xao indiqua une alcôve vide plongée dans une quasi-obscurité.
« Amenez-moi une bouteille de liqueur dyoniséenne s’il vous plait. »
« Bien Monsieur. »
Il s’assit sur une banquette face à la scène, déposa un billet sur la table et attendit sa bouteille.
« Souhaitez-vous la compagnie d’une de nos charmantes hôtesses ? » Dit la jeune femme en revenant avec la liqueur et un verre.
« Non, je veux juste être seul, je vous remercie. » La voix monotone du jeune homme trahissait son immense lassitude. Il se servit un généreux verre d’alcool et but une longue rasade. Il grimaça en sentant le liquide sirupeux descendre le long de sa gorge et emplir son corps de chaleur. Les yeux dans le vide, il regardait vaguement les chorégraphies érotiques des danseuses sans y prêter plus d’attention. Son verre terminé, il le remplit à nouveau et continua à le vider régulièrement. Dans son esprit vide, chaque geste devenait machinal. Il ne voulait plus réfléchir, il cherchait juste à ne plus ressentir ce mal-être oppressant qui le tenaillait à longueur de journée. Il s’emmura ainsi dans sa propre conscience, divaguant d’une pensée à une autre, comme un draco suivant les caprices du vent sans but particulier.
L’arrivée d’un groupe de bonshommes élégants mais bruyants le sortit brusquement de sa torpeur. Ils s’installèrent dans l’alcôve d’à côté en faisant des plaisanteries grossières à la serveuse. Une fois assis, Xao ne les vit plus derrière la cloison opaque mais leurs discussions restaient omniprésentes, gênantes et irritantes. Leurs rires gras couvraient le son de la musique, l’épaisse fumée qui s’échappait de leurs cigares devenait intrusive, presque agressive. Xao ne parvenait plus à reprendre le fil de son errance onirique.
« Tu as une idée de ce que tu vas prendre aujourd’hui ? » Dit l’un d’eux.
« Non, je vais voir ce qui se présente… S’il y a eu un arrivage de chair fraîche… »
« Pour ça, on peut faire confiance à Dame Renatta ! » Rétorqua un troisième. « J’ai eu vent de jolies petites métisses qui viennent tout droit d’Alessandria. Elles n’ont vraisemblablement pas été matées si tu vois ce que je veux dire. »
« Des premières mains ? » Lança le quatrième. « Voilà qui met l’eau à la bouche. C’est un vrai bonheur de les initier. »
« Ouula ! Regarde cette jolie rousse qui se trémousse sur sa barre. Sûr que je la mettrai bien sur la mienne ! »
« Ça lui fera une sacrée différence de taille ! »
Ils se mirent à rire grossièrement.
Voyant sa bouteille vide, Xao préféra se rendre au bar pour en demander une autre plutôt que d’appeler une serveuse. Cela lui donnerait une excuse pour retourner s’asseoir dans un endroit plus calme. En passant devant l’alcôve des importuns, il ne leur adressa pas un seul regard et marcha aussi droit que possible. Les deux qui lui faisaient face le dévisagèrent aussitôt. Leur discussion s’acheva dans un murmure et il les sentit chuchoter dans son dos alors qu’ils annonçaient avec un semblant de discrétion qu’ils venaient de voir la pseudo-vedette.
Xao commanda une nouvelle bouteille puis il scruta la salle à la recherche d’un endroit isolé. La plupart des alcôves étaient occupées ; il en remarqua une près de l’entrée… Un compromis médiocre mais il n’avait pas d’autre alternative.
Alors qu’il prenait place, il entendit le rire idiot de l’un des hommes. Incroyable ! Pensa-t-il. Il y en a qui se croit seul au monde !
Intérieurement il enrageait. Il s’assit contre le mur, hors de la lumière et se servit un nouveau verre. La discussion des quatre hommes parvenait toujours jusqu’à lui, à peine étouffée par la musique. Visiblement inspirés par le passage du jeune homme, ils avaient changé de sujet.
« Quel gâchis… » Dit l’un d’eux. « Au début on s’est dit que Dellatore avait trouvé une vraie pépite… »
« Oui mais l’illusion a été de courte durée… C’est qu’ici, c’est la ligue majeure ! Ça n’a rien à voir avec le jeu de demoiselles qu’on pratique à Macilia en Ligue Deux. »
« Tu dis ça parce que tu détestes toutes les équipes qui viennent de là-bas !
« C’est vrai, on y trouve que des voyous ! »
« Oui mais rappelle toi, au début, ce jeune a pourtant montré des qualités séduisantes… La presse et le public étaient enthousiastes. Et puis le club ne l’a pas acheté très cher… ça paraissait un bon investissement. »
« Et à la revente ils ne feront pas de bénéfice ! Mais nous pourrons enfin dire bon débarras ! En quatre ans il a épuisé toutes les chances que le coach lui a données. A croire qu’il n’a pas grand-chose dans la tête ou bien qu’il s’est trop souvent fait presser le citron pas les défenseurs. »
« Et bien moi je me contenterais bien d’être remplaçant pour toucher ne serait-ce que la moitié de son salaire ! D’après le journal La Crosse, il gagnerait autant d’argent par mois que j’en gagne en dix ans ! »
Nous y revoilà ! Pensa Xao. En effet, l’éternel sujet revenait inexorablement… Le jeune homme se prit la tête entre les mains. Il voulait ne plus les entendre mais son attention ne pouvait se détacher de cette discussion dont il était l’un des sujets. Le salaire des joueurs… honteux, injuste, exorbitant, démentiel, aberrant, indécent en ces temps de grande pauvreté… Ces adjectifs, il les avait déjà tous entendus.
Toute la passion du peuple cristallisait sur ce sport. Les gens s’identifiaient à ces héros modernes ou bien les détestaient. Ils se voyaient à la place des entraîneurs ou des présidents de clubs et échangeaient leurs points de vue sur les stratégies et la gestion. Ils pariaient, entretenant ainsi l’espoir de gains miraculeux qui leur permettraient d’accéder à la belle vie. Espoir encore et toujours quand leurs garçons montraient des qualités physiques prometteuses ou quand leurs filles s’attiraient les faveurs d’un joueur professionnel. Dans la crosse se jouaient tous les drames de la vie, suspense incroyable, gloire et décadence, succès de légendes ou bien cruelles désillusions, amitiés indéfectibles et hautes trahisons.
Ce sport rameutait dans les stades tous ceux qui avaient perdu la foi en leur religion et jouait un rôle identique de leurre. En y accordant toute leur attention, les fans en oubliaient les sujets plus graves. C’était le ciment social, l’exutoire à toutes les frustrations d’une existence fade et ordinaire mais c’était aussi, pour tous ceux qui vivaient à ses dépends, une formidable machine à brasser de l’argent. Des milliers de parasites lui suçaient le sang et prenaient leur part du butin. Ce n’était pas sa faute à lui si on lui proposait cet argent pour jouer.
Les joueurs représentaient la face visible de ce fantastique théâtre de marionnettes et ainsi les gens qui les regardaient ne voyaient pas ce qui se manigançait en coulisses. Pourtant, pour tous ces joueurs qui gagnaient des fortunes en risquant leur santé, combien y avait-il de patrons de clubs, de journalistes, d’agents, d’entraîneurs, d’employés, de transporteurs, de soigneurs et d’équipementiers qui vivaient grâce à ce spectacle ? Les joueur étant en première ligne, ils étaient les parfaits boucs émissaires ; tantôt vendeurs de rêves, tantôt accusés de tous les vices : fainéants, tricheurs, simulateurs, vendus, trouillards ou brutes sans cervelle, …
« Quand je vois ce que ça m’a coûté pour m’abonner cette année ! » Continua l’un des braillards. « Rendez-vous compte, pour assister à un match dans une loge privée en tribune présidentielle, il a fallu que je débourse six mille écus eurésiens. Ça fait plus de trente six mille écus ascaliens si l’on préfère l’ancienne monnaie ! »
« Moi je prends mes places à l’unité… » Reprit un autre. « Je prends un ticket seulement les jours où je souhaite assister à un match. Ça m’a permis d’économiser de l’argent car je ne vais plus les voir depuis qu’ils sont passés sous la barre de la dixième place. »
« C’est raisonnable… Au moins, tu sais que ce n’est pas avec ton argent qu’ils vont fréquenter les maisons de passe ! » Ils rirent de bon cœur. Xao se leva brusquement et prit la direction de la sortie, le quartier ne manquait pas d’endroit où il pourrait trouver un peu de calme.
« Remarquez, avec ce que Fintaovic dépense comme énergie sur le terrain, il doit lui en rester assez pour déflorer une douzaine de premières mains ! » Lança le plus braillard à ses compères.
Le jeune homme se figea alors que sa main touchait la poignée de la porte. Une irrépressible colère monta subitement en lui. Il ne voulait plus que les faire taire ces idiots. Sa conscience objecta un instant mais le duel était perdu d’avance, trop de haine et de rancœur accumulées devait s’exprimer. Leurs voix continuaient à s’élever, comme un flot continu.
« Encore un qui ne sait pas la chance qu’il a de jouer dans l’élite. Le genre qui restera un éternel espoir et finira comme une épave au fond du caniveau et dans l’anonymat le plus complet. »
« Exactement ! D’ailleurs ça me rappelle un proverbe : Parfois certains naissent avec du plomb entre les mains et ils le changent en or. Et il y en a d’autres qui naissent avec de l’or entre les mains et qui n’en font rien de mieux que du crottin ! »
Le visage de Xao se crispa, tous ses muscles se tendirent, prêt à claquer comme un fouet. Il se retourna brusquement et voulu se précipiter sur les quatre hommes pour les mettre en pièces. Il allait les jeter par terre et essuyer ses pieds sur leurs visages ! Mais, à peine retourné, il se retrouva tout à coup face à Dame Renatta. La surprise le stoppa net. Une sensation déconcertante le saisit alors qu’une vague d’émotions confuses ravageait sa conscience. Le fragile travesti ouvrit grand ses bras et entoura Xao avec fermeté.
« Ça n’en vaut pas la peine mon garçon… » Dit Dame Renatta avec sa voix suave et chantante. « Ce ne sont que les propos d’ignorants… Toi et moi savons ce que tu vaux. »
« Je n’en peux plus… » Souffla Xao avant de se relâcher. Il lutta contre les sanglots qui agitaient son torse de spasmes.
« Je sais mon garçon. »
Dame Renatta avait les traits fins et la peau sombre des gens de son peuple. Elle venait des lointaines terres sauvages qui s’étendent au sud du continent d’Uthopa. Qui la voyait pour la première fois n’aurait jamais imaginé qu’elle était un homme en réalité car sa silhouette élancée et ses longues jambes fuselées rendaient jalouses ses propres employées. Mis à part cet organe comme elle appelait ce corps étranger en présence de ses amis intimes, Dame Renatta n’avait plus rien de masculin. Sa voix, ses manières et son extrême sensibilité laissaient même penser qu’elle était plus féminine qu’une véritable dame.
« Viens avec moi mon garçon… Avant de commettre l’irréparable. » Elle le prit par le bras et l’entraîna vers une porte discrète à côté du bar. Derrière la porte, un long escalier luxueux montait à l’étage en dessinant un arc de cercle. Ils arrivèrent dans un vaste et magnifique salon très différent de l’ambiance générale de la Maison. Les murs peints de couleurs claires et couverts par endroit de lourdes tentures de velours assorti contrastaient avec le rouge foncé et les boiseries de la partie publique. Des boules de lucianol posées sur des guéridons dispensaient une lumière douce et apaisante. Les meubles étaient organisés avec goût et pragmatisme ; sur la droite, on trouvait un formidable bureau en bois précieux, sur la gauche, des canapés confortables disposés à côté de longs rideaux opaques. Des bibliothèques emplies de livres et de bibelots exotiques couvraient une bonne partie des murs de la pièce. Des statues et divers objets d’artisanat rappelaient les terres chaudes du continent uthopien. Cette salle devait être exactement au cœur du bâtiment.
« Viens par ici, tu pourras profiter du même spectacle sans être importuné. » Dit la matronne avec son doux et chaleureux accent. Elle parlait doucement en roulant les « r » tout en faisant beaucoup de manières avec ses mains ornées de bagues.
Xao la rejoignit près des trois canapés qui faisaient face à un large rideau satiné. Alors qu’il s’asseyait, Dame Renatta couvrit les sphères de lucianol de tissus de soie. Ils se retrouvèrent dans une pénombre ambrée. Xao avait retrouvé ses esprits après son coup de sang. Même les vapeurs d’alcool semblaient avoir disparu, pourtant il se sentait encore très mal à l’aise car toujours tiraillé par tout un ensemble de sentiments extrêmes et confus. A cet instant, il se demanda si la maîtresse des lieux n’allait pas lui faire des avances. Mais elle n’en fit rien. Elle tira un cordon sur le côté des rideaux et ceux-ci s’ouvrirent en deux en glissant le long des tringles. Une gigantesque vitre allant du sol au plafond apparut devant les yeux ébahis de Xao. En contrebas, la pièce dans laquelle il se trouvait quelques minutes auparavant s’étalait à ses pieds. Ils étaient juste au dessus de la scène, les danseuses continuaient leur langoureux ballet alors que les spectateurs les regardaient avidement tout en buvant leurs verres. Au fond de la salle, Xao vit les quatre hommes en pleine discussion avec des danseuses. Ils étaient probablement en train de négocier leurs prestations pour des faveurs sexuelles.
« Vois-tu Xao, la vie continue. Tu n’aurais rien gagné à déclencher une bagarre. Tu aurais abîmé un ou deux de ces idiots puis mes gardes du corps t’auraient expédié dehors non sans te causer de terribles blessures… Tu es hargneux et combatif mais mes hommes sont de vrais guerriers : froids, méthodiques, efficaces car ils ne cèdent pas à leurs impulsions. La nuance est très importante. Et puis nous ne manquons pas de matériel adapté ici pour affronter toute sorte de situations alors tu n’aurais eu aucune chance. La politique de la Maison est très claire : toute personne qui nuit à notre établissement est immédiatement mise dehors et battue sans ménagement, et ceci afin de dissuader les clients de mal se conduire… Tu n’aurais pas pu revenir ici car tu en aurais été banni… Jouer des poings peut avoir de fâcheuses conséquences. Laisser parler les idiots n’en a pas. Penses-y à l’avenir. »
Le garçon ne dit pas un mot. Il regardait la salle à ses pieds et repensait à ce qu’il s’apprêtait à faire si Dame Renatta n’était pas intervenue. Il regarda les quatre bonshommes et sentit encore beaucoup de colère couler dans ses veines.
« De la salle de danse, personne ne peut nous voir. » Dit-elle. « En revanche, d’ici je peux surveiller discrètement ce qui se passe dans divers endroits de la Maison. » Elle montra de ses longs doigts fins les autres rideaux qui couvraient les murs du salon. « Ceux-ci, au fond, cachent le miroir donnant sur le Salon de Rencontres… Mais tu connais déjà cet endroit. » Fit-elle avec une légère malice dans la voix. « Derrière nous, un autre miroir sans teint me permet de surveiller Les Bains… Hélas il est souvent embué… Au dessus de nous, une autre pièce aussi longue que mon salon mais moins large me donne la possibilité de voir ce qui se passe dans les vingt chambres du deuxième étage… Et au troisième étage se trouvent mes appartements. »
Dans le coin le plus éloigné, Xao vit des escaliers en colimaçon qui venaient du rez-de-chaussée et qui continuaient vers l’étage supérieur. A côté du bureau, il remarqua aussi de longs tubes cuivrés qui sortaient du sol. En voyant ces regards curieux, Dame Renatta continua son explication.
« Ces escaliers me permettent d’accéder aux cuisines et aux réserves très rapidement et de rejoindre n’importe quel étage en quelques instants. Quant à ces tubes, ils me permettent de parler facilement aux services de sécurité disposés aux endroits stratégiques… Comme tu le vois, il faut être très organisé pour diriger un tel endroit. C’est un travail de tous les instants. »
Le jeune homme réalisa tout à coup que la maîtresse des lieux avait finement diverti son attention de toute la rancœur qui le perturbait. Il resta impassible et continua d’observer les danseuses.
« Ça veut dire que vous pouvez voir toutes les parties de jambes en l’air de vos clients grâce à ce système de miroirs sans teint… » Dit-il avec un ton légèrement acerbe.
Craignant que la colère du garçon ne soit toujours en train de couver, Dame Renatta resta silencieuse devant l’accusation.
« Ça doit être amusant parfois ! » Dit-il en se forçant à sourire afin de détendre l’atmosphère.
« Ce n’est que pour la sécurité de mes filles bien sûr ! » Fit la matronne feignant d’être offusquée mais avec un sourire entendu.
« Mais bien sûr… » Répondis Xao avec ironie. « Ne m’en veuillez pas si j’ai moins recours aux services de vos employées à l’avenir… »
« Sois rassuré mon garçon, je ne passe pas mon temps à espionner mes clients. Je regarde juste s’ils se comportent bien avec mes filles et mes garçons lors de leurs premières visites. »
« Oui, je comprends. J’imagine que certains sont tentés de donner libre cours à leurs fantaisies parce qu’ils payent. » Il regarda les quatre hommes à nouveau. Leurs mains tripotaient les jeunes danseuses qui s’étaient installées à leur table. Certaines semblaient avoir juste quitté l’adolescence.
« Ne t’inquiète pas pour elles. Nous sommes très vigilants quant à leur sécurité. Et puis ici elles sont protégées, elles gagnent beaucoup d’argent et elles ne pratiquent que ce qu’elles veulent bien pratiquer. De mon côté, je prélève sur leur salaire de quoi tenir ma maison propre et attractive… Les vantards vulgaires et grossiers ne sont pas si méchants que cela une fois dans l’intimité d’une chambre… Et toi Xao, que viens-tu chercher ici ? Tu es sûrement notre client le plus régulier. » Elle esquissa un sourire taquin.
Le garçon ne savait pas trop comment prendre cette affirmation. Il ne s’était pas rendu compte qu’il passait autant de temps ici. C’était devenu son refuge, il aimait l’obscurité et l’anonymat que cette maison lui offrait. Il trouvait aussi très apaisant de se retrouver dans une forme de paradis des sens même si ce n’était qu’une illusion.
« J’aime cet endroit… » Répondit-il après un instant de réflexion. « Les filles y sont particulièrement jolies… » Il baissa les yeux et sa voix finit en murmure. « On ne m’y importune pas… Enfin, habituellement… » Dans sa tête, une autre phrase se forma mais il la retint. Ici je suis moi… je suis Xao…
Assise en face de lui dans une longue robe rouge seyante et fendue, Dame Renatta fixait sur lui ses yeux bruns emplis de tendresse. Sa jambe droite dénudée passait par-dessus sa jambe gauche. Elle avait posé son coude sur le dossier du sofa et sa tête reposait sur le revers de sa main. Xao remarqua les riches parures de bijoux qu’elle portait au cou, aux oreilles et au poignet droit. Ce personnage était un paradoxe, l’image même de la sensualité, une tentatrice versée dans l’art de la séduction mais avec des manières de gentille maman.
« Je comprends ce que tu me dis Xao. En effet, cet endroit est apaisant mais nous sommes bien loin des véritables raisons. Si tu ne restes qu’à la surface des choses, tu ne pourras jamais te débarrasser de ce mal-être destructeur dans lequel tu t’enfermes. Cherche en toi pourquoi tu t’enfonces dans cette spirale. Crois-tu que je ne te vois pas boire en silence comme si tu portais toute la misère du monde sur tes épaules ? Aujourd’hui encore tu vas partir d’ici pour te rendre à l’entraînement en ayant bu une quantité d’alcool qui ferait rouler un colosse sous la table… Je ne sais pas comment tu fais pour jouer à la crosse dans cet état ?! »
L’habitude… Pensa Xao. Tous acclamaient le fougueux buteur quand la chance lui souriait et tous le conspuaient quand elle tournait en sa défaveur. Mais qui connaissait réellement Xao, le garçon simple et joyeux qui rêvait de réussir dans ce sport qu’il aimait tant ? Quelle ironie ! Il était célèbre et pourtant complètement seul, tellement seul qu’il en avait perdu le fil de sa vie. Il errait désormais sans but. Le jeune homme avait déjà maintes fois réfléchi à ce qui lui arrivait mais il ne se sentait pas la force de se rebeller. Ne sachant pas s’il devait renoncer à sa vie de joueur professionnel ou bien continuer à se battre, il se contentait de subir les événements tout en s’efforçant de les rendre le plus supportable possible. Et pour ça, il avait recours à tous les produits qui atténuaient son désespoir.
Devant son silence Dame Renatta poursuivit son monologue.
« Vois-tu Xao, je ne suis pas ta mère… Je ne suis pas ton amie. Je ne peux t’offrir mon aide que si tu es prêt à la recevoir. C’est celle de quelqu’un qui veut te voir atteindre le rang qui devrait être le tien. Quelqu’un qui se préoccupe du chemin que tu es en train de prendre… Je sais quel obstiné tu es et je ne peux que planter quelques graines en espérant qu’elles finiront par prendre et s’épanouir. »
Xao se raidit, comme s’il avait été frappé d’un éclair. Il eut tout à coup le souvenir du vieux Kobal qui lui expliquait les lois de l’équilibre. Le garçon était en train de préparer un feu de camp pour le bivouac et le Sage lui avait parlé des valeurs qui font les hommes et leur permettent de trouver la sérénité. Ils étaient sur la route de Tilonia, c’était en l’an 891… Sept ans s’étaient écoulés. Que de chemin parcouru… Les mots de la tenancière sonnaient dans sa tête comme un écho.
« Commence par trouver la cause de tes ennuis. Puis prends-toi en main et bats-toi ! On ne devient pas grand sans surmonter les pires épreuves ! Crois-tu que je serais ici aujourd’hui si je m’étais arrêté aux premières difficultés ? Sais-tu ce que cela signifie que de venir d’Uthopa ? Que d’avoir ma couleur de peau en Eurésia ? »
Elle a transformé le plomb en or… Se dit-il.
Alors que le fougueux joueur de crosse repensait au proverbe que le bonhomme avait cité quelques minutes auparavant, Dame Renatta s’approcha de lui. Elle fit sauter le loquet qui maintenait son large bracelet d’argent et ôta le bijou.
« Regarde cette marque mon garçon. » Lui dit-elle d’une voix douce. Sur sa peau sombre, il vit une cicatrice ronde et boursouflée, signe d’une profonde brûlure. « C’est ma honte que je te montre… » Ses intonations furent subitement teintées d’émotion. « Sais-tu ce que cette blessure signifie ? »
Xao répondit par la négative d’un signe de tête.
« Cette brûlure cache la marque des esclaves… Ce que j’ai été pendant de longues années après que des Eurésiens m’ont enlevé de mon village. Je n’étais qu’un jeune… garçon fragile… Ils m’ont vendu. Mes propriétaires successifs ont fait de moi leur jouet. Mais j’ai gardé la tête haute. Quoi que mon corps ait enduré, j’ai lutté pour ne pas devenir folle. Et puis à force de travail et de persévérance, j’ai gagné le respect de mon dernier maître, un stéléen qui s’appelait Renatto d’Elloro. Et on a couvert la marque de ma servitude par cette horrible brûlure. Je suis restée à son service comme employée jusqu’à sa mort. Contre toute attente, il m’a légué une belle somme d’argent. J’ai alors décidé de monter cette affaire et de prendre son nom. Maintenant, j’offre à de jeunes hommes et filles l’opportunité de se sortir de la misère. J’achète des esclaves à Alessandria et Metilone. Je les affranchis et en échange, ils travaillent pour moi le temps qu’ils veulent… Du moins suffisamment pour qu’ils puissent prendre un nouveau départ… Je ne te raconte pas cela pour que nous versions une larme tous les deux. Ce que je veux te faire comprendre c’est qu’il est triste de voir un jeune homme prometteur renoncer à se battre… Alors fais le ménage dans ta tête et réveille le conquérant qui est en toi. »
Elle lui sourit affectueusement en remettant son bracelet.
Après avoir entendu cette histoire, Xao se sentait ridicule et irrité aussi en se retrouvant confronté à sa propre faiblesse. Lui qui avait grandi dans un véritable foyer, protégé des dangers de l’existence, il ruminait son mal-être comme s’il était la victime d’insurmontables injustices. Pourtant cette sensation semblait tellement insignifiante comparée à ce qu’avait vécu Dame Renatta. Malgré cette prise de conscience brutale, il se sentait vexé qu’elle lui ait fait la morale comme à un élève réfractaire. Son amour propre le torturait.
La matronne croisa son regard noir et décrypta aisément ce qu’elle y voyait.
« Une dernière chose mon garçon. S’il est facile de se laisser enfermer dans un cercle vicieux, son contraire existe aussi. On l’appelle le cercle vertueux. Les actes positifs engendrent des événements positifs. Essaye pendant quelques semaines de faire des efforts dans ta vie de tous les jours. Ecoute ton entraîneur. Sois patient avec les gens qui t’admirent comme avec ceux qui te méprisent. Sue l’alcool qui empoisonne ton corps. Amuse-toi sur le stade de crosse et donne de la joie aux spectateurs. Et si tu perds, fais le avec dignité, en faisant ton maximum… Et à la fin de la saison, récolte ce que tu as semé. Tu en seras surpris toi même. »
Le regard ténébreux de Xao s’adoucit. Il baissa la tête et essaya de croire à cette promesse.
« Tu seras toujours le bienvenue dans la Maison de Renatta… En revanche, ne compte plus sur nous pour te donner à boire autre chose que du jus de fruit ou du thé. » Elle sourit chaleureusement. « Ça ne sera pas facile de changer… Tu vas devoir faire preuve d’une grande volonté mais c’est un défi qui devrait te plaire. Tu es fier ; utilise cette fierté pour retrouver la stature que tu mérites. Ce changement de rythme sera difficile à supporter les premiers jours. Tu dormiras affreusement. Ton corps te fera souffrir. Tu seras invivable mais il te faudra tenir bon. C’est le prix à payer… Combien de matches reste-t-il ?
Le jeune homme sursauta. « Heu… Cinq. »
« Et bien offre aux spectateurs cinq matches absolument mémorables afin qu’ils sachent que Xao Fintaovic est de retour et pour longtemps... Et accessoirement, marque huit buts pour que je gagne une grosse somme d’argent. »
Le visage de Xao marqua la surprise.
« Oui, répondit Dame Renatta avec un sourire malicieux, j’ai parié que tu marquerais au moins vingt buts cette saison ! »
Depuis son arrivée au club, en septembre 894, l’attaquant vedette n’a cessé de décevoir les attentes que les supporters et la direction du club avaient placées en lui. Il devint bien vite plus connu pour ses frasques nocturnes que pour ses résultats sportifs. En 896, faut-il le rappeler, après une violente bagarre dans un pub du centre ville, Xao Fintaovic se retrouva hospitalisé avec une clavicule brisée, plusieurs côtes fêlées et une suspension de jouer exemplaire de quatre mois. Durée pendant laquelle il poursuivit sa descente aux enfers : prise de poids, sorties nocturnes et multiples arrestations en état d’ébriété. Ses statistiques parlent d’elles-mêmes, après avoir réalisé deux saisons prometteuses à l’Arsenal de Macilia, son club formateur (21 buts pour la première année et 26 lors de la seconde), il n’est jamais parvenu à confirmer son extraordinaire potentiel une fois parvenu dans l’élite. Il n’a ainsi trouvé le chemin des filets qu’à 18 reprises lors de son arrivée à l’AS Dellatore sans jamais réussir à dépasser ce total par la suite.
L’an dernier, un nouvel épisode douloureux vint à nouveau ternir la réputation de ce buteur inné. De nombreux défenseurs, dans l’incapacité de contenir la vivacité de ce joueur, ont recours à la provocation et à des coups illicites afin d’atténuer son efficacité offensive. Quand en novembre dernier, à bout de nerfs, Xao Fintaovic terrassa son vis-à-vis en dehors d’une phase de jeu, il fut exclu une nouvelle fois du terrain. L’affaire aurait pu en rester là si le ténébreux attaquant n’avait pas violemment agressé un supporter de l’équipe adverse sur le chemin qui le menait aux vestiaires. Aux insultes d’un fan enivré, il répondit par un fameux coup de pied sauté qui devint le sujet de centaines d’articles et de dessins caricaturaux, assurant le profit de la presse nationale pendant plusieurs semaines.
Désormais, de retour après une nouvelle suspension de cinq mois, ses coups de génies ponctuels sur le terrain semblent dépendre de ses activités nocturnes de la veille. Cette situation préoccupante semble de plus en plus déplaire à la direction du club ainsi qu’aux supporters même les plus tolérants. En coulisse, on murmure que le transfert du joueur est à l’ordre du jour et qu’il pourrait bien retourner à Macilia pour se refaire une conduite en ligue mineure. Il est déplorable de voir un si grand talent gâché par un tel état d’esprit. Et si l’avenir voulait de nouveau sourire à un joueur de cette trempe, cela ne pourrait se produire qu’avec une remise en question radicale de la part de ce brillant attaquant… »
Xao ferma le journal sans finir l’article puis il le jeta négligemment sur la table du salon. Les muscles de sa mâchoire crispée jouaient fébrilement sous la pilosité sombre et drue. Il se frictionna la tête avec une serviette afin de sécher ses cheveux qui descendaient désormais jusqu’à ses épaules puis il passa sa main sur son menton en esquissant une moue de réprobation. La barbe longue d’une semaine grattait sa gorge… La flemme, je me raserai plus tard… Pensa-t-il. Il posa la serviette sur un fauteuil de bois exotique et de velours écarlate puis enfila une liquette propre.
A peine réveillé, une irrésistible envie occupait déjà son esprit. Il sortit de l’herbe à fumer d’un tiroir du bureau ainsi qu’une pipe dont il cura consciencieusement le foyer. Puis il le bourra généreusement d’herbe collante et parfumée. Ce cérémonial précis et quotidien lui faisait penser à des préliminaires, il faisait ainsi monter son désir jusqu’à la satisfaction de la première bouffée. Il alluma la pipe avec son briquet de lucianol. La fumée pénétra dans sa gorge et ses poumons. Elle était grasse et épaisse mais sentait terriblement bon aussi. Ses sens du goût et de l’odorat étaient tout émoustillés par la douce sensation qui s’insinuait dans son corps. Un sourire anima légèrement le coin de sa bouche. Aaaaah, c’est ça le bonheur… Se dit-il. A travers ce filtre, il pourrait éviter de trop réfléchir à la vacuité de son existence.
Sur le plateau que Mario lui avait préparé, il prit deux tartines de pain recouvertes de miel et fourra dans la poche de son large pantalon une poignée de fruits exotiques venant des terres chaudes du royaume de Stéléa. Le thé était froid depuis longtemps… Si seulement il s’était levé plus tôt. Il alla sur le vaste balcon en forme de demi-cercle en tirant une nouvelle fois sur la pipe et il s’assit sur la couchette épaisse recouverte de coussins satinés aux couleurs vives. Il aimait grignoter son petit-déjeuner en regardant l’activité citadine au-delà du jardin entouré de hautes haies. C’était la fin de la matinée. Sur le court Saliya les marchands rangeaient leurs étals et les invendus. Leurs cris puissants résonnaient sur les bâtiments alors qu’ils s’efforçaient de faire une dernière bonne affaire avant de partir. Le jeune homme fut surpris de ne pas distinguer les beuglements caractéristiques des bufflons se mêler à l’agitation. Se pouvait-il que la caravane de Stéléa ne soit pas présente sur le marché en ce premier mercredi du mois ?
Il n’y attacha pas plus d’importance quand, dans son dos, il entendit la jeune femme avec qui il avait passé la nuit qui entrait dans le salon. Johanna… Ou Liliana… Un truc en « a ». Elle prit un fruit sur le plateau et vint le rejoindre. Elle ne portait qu’une tunique légère qui laissait voir ses longues jambes fines. Ses cheveux ébouriffés entouraient un visage jeune et parfaitement ovale où des yeux espiègles et fatigués semblaient pétiller d’étoiles. Elle souriait chaleureusement… Elle avait partagé le lit du champion. Sa main douce et délicate passa tendrement dans les longues boucles revêches du jeune homme.
« Tu peux te laver dans la salle d’eau. Il y a le nécessaire. » Dit-il. « Je sors manger à l’extérieur… Quand tu auras fini, Mario te fera sortir discrètement en calèche et il t’emmènera où tu veux. S’ils te voyaient partir d’ici, ces charognards me pondraient dix nouveaux articles avant même ce week-end. »
La jeune fille fut un instant décontenancée. « Mais… Quand est-ce que l’on se revoit ? » Demanda-t-elle maladroitement.
Un long silence s’ensuivit. Xao essayait de trouver les mots les moins brutaux. Pourquoi cela devait-il toujours être si compliqué ?
« On se revoit ? » Souffla-t-elle avec hésitation en comprenant tout à coup son statut de fille de passage. Sa voix juvénile et émue semblait déjà saccadée de sanglots retenus. Le champion n’était pas d’humeur… Elle ne savait rien de lui, tout ce qu’elle voulait, c’était coucher avec la célébrité locale… Profiter de ses largesses… Comme toutes les autres. Et maintenant elle jouait la fille éperdue d’amour qui avait le cœur brisé !
« Non, on ne se revoit pas… » Répondit-il sèchement. Il ne voulait pas argumenter et encore moins se justifier… Cela lui donnait l’impression d’être coupable. N’était-il pas possible de partager un moment d’intimité avec une inconnue sans se retrouver condamné au mariage ? Cela pourrait être si simple : faire une partie de cartes, une partie de pions, un jeu de stratego… faire l’amour… juste échanger un moment agréable avec un partenaire et puis se dire au revoir, à la prochaine.
Il se leva, passa sa main dans les longs cheveux blonds et déposa un baiser sur le front de la jeune fille. « C’était bien cette nuit…. Je ne peux pas te donner plus… Tu ne trouverais que des ennuis dans une relation avec moi. Je mets en l’air tout ce que je touche… » Ses lèvres étaient sèches, l’odeur de l’herbe imprégnait déjà son corps et sa voix résonnait d’une amertume douloureuse.
Il tira une dernière fois sur sa pipe et la posa négligemment sur un plateau. Puis il attrapa un veston sans manche et un chapeau à large visière, descendit les escaliers et enfila ses souliers que Mario avait soigneusement rangés dans le placard de l’entrée. En entendant du bruit dans le hall, le majordome sortit de sa cuisine.
« Bonjour Monsieur. Avez-vous bien dormi ? »
Ce n’était qu’une formule de politesse, la réponse importait peu aussi Xao ne prit pas la peine d’y répondre. Il n’avait pas bien dormi, comme cela arrivait fréquemment si le champion ne s’assommait pas de diverses substances mais il n’était nul besoin d’en faire un sujet de discussion.
« Bonjour Mario… Je ne déjeunerai pas ici… »
« Comme il vous plaira, Monsieur. Passez une bonne journée. Votre repas sera prêt à dix-neuf heures. »
Xao ouvrit la porte et s’arrêta un instant. « Non. Ne m’attendez pas ce soir… Je rentrerai sûrement tard… » Dit-il après réflexion.
Le prochain match était dans trois jours alors il n’y avait aucune nécessité de se coucher tôt… Et puis, le championnat serait bientôt terminé, les dernières rencontres ne sauveraient pas la saison. L’AS Dellatore finirait dans le bas du tableau… Juste avant les derniers reléguables. « Une fois vos tâches accomplies, retournez chez vous et occupez-vous de votre famille. » Dit-il d’un ton monocorde.
La voix du majordome baissa d’intensité comme témoignant d’un aveu d’impuissance. « Bien Monsieur… Comme il vous plaira. » Il ne savait que trop bien ce que cela signifiait, le joueur de crosse irait une nouvelle fois tromper sa solitude au casino ou à la taverne. Il soupira et retourna dans sa cuisine afin d’éteindre les fourneaux.
Cette résidence en plein centre ville avait été fournie par le club en 894, dés l’arrivée de la nouvelle recrue. Elle était habituellement réservée à la vedette de l’équipe et Mario en avait par conséquent côtoyé de nombreuses au cours de sa carrière. Même s’il était un grand supporter de l’AS Dellatore, il savait garder ses distances et entretenir des relations purement professionnelles avec les résidents. Mais après quatre ans passés dans cette grande maison, le majordome et le joueur de crosse se connaissaient bien sans avoir véritablement discuté ensemble. Xao lisait la déception dans le regard du dévoué serviteur, il comprenait ses changements d’intonation et n’avait pas besoin d’entendre de critiques pour les discerner clairement dans l’abattement du véritable maître des lieux. Cela le meurtrissait mais il s’efforçait de ne pas le montrer.
Mario vivait dans une petite maison de fonction au fond du jardin. Aidé de sa compagne, ils s’occupaient de tout dans cette propriété : le jardin, le ménage, la cuisine, l’entretien et les lessives. Quand le majordome faisait les courses, Xao en profitait parfois pour jouer avec ses enfants sur les pelouses impeccables du jardin. Cela lui faisait un peu de compagnie… Le fameux joueur de crosse déprimait en imaginant que finalement, la personne qui le connaissait le mieux dans cette ville, c’était son domestique.
« Mario, pourriez-vous raccompagner la demoiselle chez elle quand elle sera prête… ? »
« Bien sûr, Monsieur… »
Bien sûr… Ces mots résonnèrent longtemps dans l’esprit de Xao après avoir fermé la porte de la luxueuse demeure. Comme d’habitude… L’évidence même… Etait-il devenu à ce point prévisible et pathétique ? Le majordome connaissait désormais la routine par coeur : prendre soin de son résident, l’encourager, le soigner, raccompagner les conquêtes d’un soir, aller le chercher en pleine nuit quand les patrons des tripots ne voulaient pas le laisser partir sans que la note soit réglée, ranger les bouteilles vides, ramasser le champion en morceaux quand la solitude devenait trop lourde à supporter. L’attaquant vedette de l’AS Dellatore était probablement la personnalité la plus connue en ville et pourtant il se sentait seul comme jamais cela ne lui était arrivé. Il n’avait jamais imaginé que la célébrité serait si superficielle et impersonnelle. En écho à ce mal-être, une silhouette apparut de façon fugace dans son esprit ; une chevelure blonde entourant un visage à la beauté sans nulle autre pareille. Sa mâchoire se crispa et il balaya cette image en maugréant intérieurement.
Il remit immédiatement les pieds dans le réel. mment sr lrnative. t avint il ne pouvait se résoudre à les rçon n'eur bord.Bien sûr, Mario ferait le nécessaire. Le majordome savait être discret et apaiser les déceptions des jeunes femmes. Il leur parlait de la dureté du métier de joueur professionnel derrière le faste et les acclamations. Il leur expliquait que Xao n’était qu’un animal blessé, perdu et écorché vif, jeté en pâture aux journaleux et à la vindicte populaire, un brave garçon pourtant, toujours poli avec lui.
Le jeune homme tira son chapeau sur sa tête, ouvrit le portail du jardin et s’engagea sur le vaste court Saliya, le Marché aux Fleurs. Alors que les marchands jetaient des seaux d’eau sur les larges pavés souillés par les fruits et légumes tombés par terre, les patrons des tavernes passaient le balai afin de préparer leurs terrasses. Les artistes, peintres, sculpteurs et dessinateurs attendaient patiemment que la place soit propre afin de prendre possession des lieux jusque tard dans la nuit. Des bâtiments de pierres beiges et roses pâles s’élevaient sur deux ou trois étages tout autour avec leur multitude de fenêtres et leurs balcons faits d’entrelacements de bronze. Des vasques ornées de plantes tombantes décoraient les colonnes et les ferronneries alors que des lierres grimpaient le long des murs. Les tuiles rouges ajoutaient encore un peu plus d’élégance à l’ensemble. Quelques larges parterres de fleurs hérissés d’oliviers apportaient une touche de verdure alors que des statues d’athlètes à moitié nus faites de pierre blanche apparaissaient éclatantes dans ces teintes pastel. Les fontaines donnaient à cet endroit paix et fraîcheur. C’était le lieu où la vie sociale battait son plein et en même temps le cœur de l’activité commerciale de la ville.
Mais Xao rasa les murs d’un pas rapide, ce n’était pas le moment de flâner… ça ne l’était jamais. Il ne pouvait pas s’attarder car ils étaient sûrement là… à l’affût… attendant de sauter sur leur proie. Dans les secondes qui suivirent, il en vit un quitter rapidement la terrasse d’un bar en jetant quelques pièces sur la table. Puis deux autres au coin de la rue qui vinrent dans sa direction dés qu’ils l’aperçurent passer les grilles opaques du portail. Dans son dos, un autre accélérait pour ne pas se laisser distancer.
« Bonjour champion ! » Lança le premier homme en sortant son calepin et son crayon. « Aurais-tu quelques instants à m’accorder ? C’est pour le journal La Crosse ! En réaction à ton dernier match… »
« Laissez-moi passer, je n’ai rien à vous dire… » Répondit Xao méchamment. Ce tutoiement que la plupart des gens adoptaient pour parler aux sportifs l’exaspérait. Ils n’étaient pas ses amis.
« Pour la Tribune de Dellatore ! » Lança un second. « Que peux-tu dire aux fans à propos de la rumeur de ton transfert ? »
« Pour Le Courrier du Grand Sud ! Prévois-tu un retour à l’Arsenal de Macilia ? Ton club formateur semblerait très intéressé par ton rachat… »
« Mon rachat… C’est ça que vous voyez en nous ? Des marchandises ? Allez, écartez-vous, j’ai à faire… »
« Des choses à faire ?! » Gloussa l’un d’eux avec un sourire, insinuant qu’un joueur de crosse ne devait pas être débordé d’activités dignes d’intérêts. Xao ravala sa colère. La dernière fois qu’il avait rossé l’un de ces charognards, il avait été mis à l’amende par le club et poursuivit en justice. Il essaya de se dégager mais les bonhommes continuaient à le harceler de questions, espérant se nourrir de quelques miettes qu’ils s’ingénieraient à transformer en exclusivité.
« On t’a vu en grande discussion avec la fille du maire il y a quelques jours lors du repas caritatif annuel… »
« Oui, c’est ce que font généralement deux personnes qui mangent côte à côte… Avez-vous remarqué que j’ai aussi longuement parlé avec son père ? Vous devriez vous demander si nous n’avons pas passé la nuit ensemble ? Peut-être même tous les trois, ça ferait sensation en gros titre… Ça vous suffit comme os à ronger ? Maintenant pourriez-vous vous ôter de mon chemin. Si par mégarde je vous marchais sur le pied, vous seriez capable de porter plainte pour violence. »
Mais les journaleux ne lâchaient pas leur proie et continuaient de s’interposer devant le jeune homme.
« Que réponds-tu à tes détracteurs qui t’accusent d’alcoolisme ? »
« Tu as, parait-il, perdu beaucoup d’argent aux jeux… »
Se taire, surtout se taire ! Xao résistait à l’envie de frapper. Leurs visages à quelques centimètres du sien le rendaient fou. En vociférant leurs infamies ils prenaient l’allure de chiens bavant devant un morceau de viande. L’un d’eux se posta devant lui, son carnet à la main.
« Sérieusement Xao, ça pourrait être tellement simple ! Tu réponds à quelques questions et on te laisse tranquille ! »
« Pourquoi je ferais ça ? » Rétorqua-t-il avec hargne. « En reconnaissance des nombreux services que vous m’avez rendus ? Pour toutes les fois où vous m’avez enterré ? Calomnié ? Injustement critiqué ou espionné ? »
D’un coup d’épaule sec, il bouscula l’un des charognards et de sa main gauche il en écarta un autre brusquement de son chemin. L’homme se rattrapa au mur d’enceinte de la résidence avec exagération. Il mit sa main sur son torse comme s’il avait le souffle coupé. « Vous avez vu, il m’a frappé ! » Cria-t-il à ses confrères.
Xao se retourna vivement et attrapa le scribouillard par le col. Il leva son poing droit, prêt à le défigurer mais arrêta son geste subitement, comme si un éclair de conscience l’avait frappé. « Que veux-tu ? Me dénoncer pour bousculade ? Obtenir de l’argent pour les dommages ? Crois-moi, réfléchis bien avant de jouer à ce petit jeu car si un jour je finis par perdre le contrôle face à vos provocations, oui tu obtiendras des compensations mais tu resteras handicapé et méconnaissable pour le reste de ta vie ! Et moi il me restera toujours assez d’argent pour couler une retraite paisible loin des parasites de votre espèce ! »
Son avant-bras sous la mâchoire de l’importun pressait fortement sur la gorge. L’homme se tenait tant bien que mal sur la pointe des pieds et respirait avec difficulté. Le regard sombre de Xao envoyait des éclairs de rage qui dissuadaient les autres journalistes d’interférer, ceux-ci restèrent pantois et firent quelques pas de retrait.
« Maintenant, si vous le permettez, j’aimerais poursuivre mon chemin. Allez trouver une autre carcasse à dépecer ! »
Le cœur battant, un goût âpre en bouche, Xao se remit en marche. Au moins ils ne le suivaient plus. Il réajusta son large chapeau au dessus de son visage et s’engagea dans les rues étroites qui conduisaient à la vieille ville. Depuis son arrivée, c’était l’endroit où il passait le plus de temps, dans le quartier Hoso en particulier. Oui il trouvait parfois un réconfort facile dans les bras de filles de compagnie, oui il buvait plus que pour apaiser sa soif et il jouait aussi dans les tripots clandestins. De tout cela il était coupable. Il en était conscient mais il continuait de s’enfermer dans cette quête sans fin. Il explorait tous les endroits qui pouvaient lui proposer un accès aux paradis artificiels, échappatoires illusoires au vide de sa vie.
A mesure qu’il s’enfonçait dans les rues étriquées, les luxueuses résidences aux couleurs pastel du centre ville firent place aux bâtiments de briques rouges du Vieux Dellatore. Les filles de compagnie les plus défraîchies prenaient déjà possession des lieux et arpentaient les rues de pavés grossiers. Tous les jours voyaient se jouer la même histoire ; à mesure que la nuit approchait, les plus jolies prostituées les remplaçaient et la fièvre s’emparait une nouvelle fois du quartier. Les enseignes colorées et tapageuses des bars à danseuses attiraient l’œil des passants alors que des rabatteurs s’efforçaient de faire entrer les curieux dans leurs établissements. Après avoir fait le tour des bars les plus glauques, Xao avait fini par prendre ses habitudes dans quelques maisons d’un tout autre standing. Oui, la Maison de Dame Renatta avait ses faveurs et c’est là-bas qu’il se rendait d’un bon pas sans prêter la moindre attention aux regards aguicheurs des filles de joie.
Il déboula sur la grande avenue de Cigalle, large espace ouvert au beau milieu du quartier Hoso. Sur la vaste place de dalles blanches, les fous de dieu, comme Xao les appelait, continuaient leurs sermons sur le vice et le pêché de chair. Ils prônaient le mariage, la chasteté, l’abstinence et la fidélité tout en menaçant les pêcheurs de châtiments divins et de maladies… Combat perdu d’avance, surtout en ce lieu. Le jeune homme les suspectait plutôt d’utiliser le moindre prétexte pour venir porter leurs regards salaces sur les jeunes prostitués, garçons ou filles, qui arpentaient les rues. Il était de notoriété publique que ces fourbes ne dédaignaient pas la compagnie de jeunes fidèles facilement influençables. Ses hommes ne lui donnaient que l’envie de vomir.
Sans lever les yeux vers les scandaleuses enseignes des hôtels, cabarets et autres salons à opiacée, il longea les façades, passa devant le Théâtre du Moulin où tournait de larges hélices factices d’un rouge criard et arriva devant la Maison de Dame Renatta. C’était une grande et belle demeure de trois étages, sans artifice tapageur en devanture. Deux immenses armoires à glace en costumes se tenaient de chaque côté de la lourde porte de bois aux ferronneries cuivrées. Xao leva la tête vers eux. En le reconnaissant, ils firent un signe de tête et le laissèrent entrer.
Dans le vaste et luxueux hall, trois portes flanquées des mêmes colosses se présentaient en face et de chaque côté de lui. Plusieurs jeunes femmes et hommes en tenues légères discutaient sur des sofas de velours bordeaux. Sur le mur à côté du vestiaire, on pouvait lire sur une large pancarte : Afin de préserver la tranquillité de nos clients, chaque visiteur est invité à respecter la plus grande discrétion quant aux activités de la maison et aux personnes qui la fréquentent.
Le jeune homme laissa ses affaires aux vestiaires où une jolie demoiselle à moitié dénudée lui envoya un sourire chaleureux. « Bonjour Monsieur. C’est chaque fois un plaisir de vous revoir. Souhaitez-vous vous enquérir d’une quelconque prestation ? Faire une réservation ? Ou bien profitez d’un de nos nombreux services ? »
« Non, merci. Je viens juste prendre un verre. »
« Bien, je vous souhaite de passer un bon moment en notre compagnie. » Elle adressa un signe aux jeunes femmes sur les sofas et l’une d’elle vint aussitôt à la rencontre de Xao.
« Bonjour, monsieur. Suivez-moi je vous prie. »
Le colosse posté à côté de la porte de droite leur ouvrit les deux battants et Xao suivit son hôtesse le long d’un long couloir aux couleurs chaudes et illuminé par de nombreuses sphères de lucianol. De la musique sensuelle venait du bout du corridor, elle s’intensifiait à chaque nouveau pas. Ils pénétrèrent dans une grande salle sans fenêtre et entièrement agencée autour d’une scène en forme de T. Sur la droite se trouvait un long bar de bois exotiques aux lignes rehaussées de néons colorés et de décorations cuivrées. Au fond à gauche, un groupe de musiciens jouaient des airs langoureux pendant que de jeunes danseuses se dénudaient progressivement sur l’estrade. Rivalisant de souplesse et de grâce le long des longues barres de métal qui allaient de la scène au plafond, elles se figeaient parfois un court instant afin de recevoir les offrandes sonnantes et trébuchantes des spectateurs. Autour de l’estrade brillamment éclairée, de nombreuses petites tables rondes accueillaient des clients souvent seuls. Le reste de la pièce se perdait dans la pénombre. Des alcôves aux cloisons montantes installées contre les murs permettaient de se réfugier dans un espace discret tout en profitant du spectacle.
« Où souhaitez-vous vous installer Monsieur ? »
D’un signe de tête, Xao indiqua une alcôve vide plongée dans une quasi-obscurité.
« Amenez-moi une bouteille de liqueur dyoniséenne s’il vous plait. »
« Bien Monsieur. »
Il s’assit sur une banquette face à la scène, déposa un billet sur la table et attendit sa bouteille.
« Souhaitez-vous la compagnie d’une de nos charmantes hôtesses ? » Dit la jeune femme en revenant avec la liqueur et un verre.
« Non, je veux juste être seul, je vous remercie. » La voix monotone du jeune homme trahissait son immense lassitude. Il se servit un généreux verre d’alcool et but une longue rasade. Il grimaça en sentant le liquide sirupeux descendre le long de sa gorge et emplir son corps de chaleur. Les yeux dans le vide, il regardait vaguement les chorégraphies érotiques des danseuses sans y prêter plus d’attention. Son verre terminé, il le remplit à nouveau et continua à le vider régulièrement. Dans son esprit vide, chaque geste devenait machinal. Il ne voulait plus réfléchir, il cherchait juste à ne plus ressentir ce mal-être oppressant qui le tenaillait à longueur de journée. Il s’emmura ainsi dans sa propre conscience, divaguant d’une pensée à une autre, comme un draco suivant les caprices du vent sans but particulier.
L’arrivée d’un groupe de bonshommes élégants mais bruyants le sortit brusquement de sa torpeur. Ils s’installèrent dans l’alcôve d’à côté en faisant des plaisanteries grossières à la serveuse. Une fois assis, Xao ne les vit plus derrière la cloison opaque mais leurs discussions restaient omniprésentes, gênantes et irritantes. Leurs rires gras couvraient le son de la musique, l’épaisse fumée qui s’échappait de leurs cigares devenait intrusive, presque agressive. Xao ne parvenait plus à reprendre le fil de son errance onirique.
« Tu as une idée de ce que tu vas prendre aujourd’hui ? » Dit l’un d’eux.
« Non, je vais voir ce qui se présente… S’il y a eu un arrivage de chair fraîche… »
« Pour ça, on peut faire confiance à Dame Renatta ! » Rétorqua un troisième. « J’ai eu vent de jolies petites métisses qui viennent tout droit d’Alessandria. Elles n’ont vraisemblablement pas été matées si tu vois ce que je veux dire. »
« Des premières mains ? » Lança le quatrième. « Voilà qui met l’eau à la bouche. C’est un vrai bonheur de les initier. »
« Ouula ! Regarde cette jolie rousse qui se trémousse sur sa barre. Sûr que je la mettrai bien sur la mienne ! »
« Ça lui fera une sacrée différence de taille ! »
Ils se mirent à rire grossièrement.
Voyant sa bouteille vide, Xao préféra se rendre au bar pour en demander une autre plutôt que d’appeler une serveuse. Cela lui donnerait une excuse pour retourner s’asseoir dans un endroit plus calme. En passant devant l’alcôve des importuns, il ne leur adressa pas un seul regard et marcha aussi droit que possible. Les deux qui lui faisaient face le dévisagèrent aussitôt. Leur discussion s’acheva dans un murmure et il les sentit chuchoter dans son dos alors qu’ils annonçaient avec un semblant de discrétion qu’ils venaient de voir la pseudo-vedette.
Xao commanda une nouvelle bouteille puis il scruta la salle à la recherche d’un endroit isolé. La plupart des alcôves étaient occupées ; il en remarqua une près de l’entrée… Un compromis médiocre mais il n’avait pas d’autre alternative.
Alors qu’il prenait place, il entendit le rire idiot de l’un des hommes. Incroyable ! Pensa-t-il. Il y en a qui se croit seul au monde !
Intérieurement il enrageait. Il s’assit contre le mur, hors de la lumière et se servit un nouveau verre. La discussion des quatre hommes parvenait toujours jusqu’à lui, à peine étouffée par la musique. Visiblement inspirés par le passage du jeune homme, ils avaient changé de sujet.
« Quel gâchis… » Dit l’un d’eux. « Au début on s’est dit que Dellatore avait trouvé une vraie pépite… »
« Oui mais l’illusion a été de courte durée… C’est qu’ici, c’est la ligue majeure ! Ça n’a rien à voir avec le jeu de demoiselles qu’on pratique à Macilia en Ligue Deux. »
« Tu dis ça parce que tu détestes toutes les équipes qui viennent de là-bas !
« C’est vrai, on y trouve que des voyous ! »
« Oui mais rappelle toi, au début, ce jeune a pourtant montré des qualités séduisantes… La presse et le public étaient enthousiastes. Et puis le club ne l’a pas acheté très cher… ça paraissait un bon investissement. »
« Et à la revente ils ne feront pas de bénéfice ! Mais nous pourrons enfin dire bon débarras ! En quatre ans il a épuisé toutes les chances que le coach lui a données. A croire qu’il n’a pas grand-chose dans la tête ou bien qu’il s’est trop souvent fait presser le citron pas les défenseurs. »
« Et bien moi je me contenterais bien d’être remplaçant pour toucher ne serait-ce que la moitié de son salaire ! D’après le journal La Crosse, il gagnerait autant d’argent par mois que j’en gagne en dix ans ! »
Nous y revoilà ! Pensa Xao. En effet, l’éternel sujet revenait inexorablement… Le jeune homme se prit la tête entre les mains. Il voulait ne plus les entendre mais son attention ne pouvait se détacher de cette discussion dont il était l’un des sujets. Le salaire des joueurs… honteux, injuste, exorbitant, démentiel, aberrant, indécent en ces temps de grande pauvreté… Ces adjectifs, il les avait déjà tous entendus.
Toute la passion du peuple cristallisait sur ce sport. Les gens s’identifiaient à ces héros modernes ou bien les détestaient. Ils se voyaient à la place des entraîneurs ou des présidents de clubs et échangeaient leurs points de vue sur les stratégies et la gestion. Ils pariaient, entretenant ainsi l’espoir de gains miraculeux qui leur permettraient d’accéder à la belle vie. Espoir encore et toujours quand leurs garçons montraient des qualités physiques prometteuses ou quand leurs filles s’attiraient les faveurs d’un joueur professionnel. Dans la crosse se jouaient tous les drames de la vie, suspense incroyable, gloire et décadence, succès de légendes ou bien cruelles désillusions, amitiés indéfectibles et hautes trahisons.
Ce sport rameutait dans les stades tous ceux qui avaient perdu la foi en leur religion et jouait un rôle identique de leurre. En y accordant toute leur attention, les fans en oubliaient les sujets plus graves. C’était le ciment social, l’exutoire à toutes les frustrations d’une existence fade et ordinaire mais c’était aussi, pour tous ceux qui vivaient à ses dépends, une formidable machine à brasser de l’argent. Des milliers de parasites lui suçaient le sang et prenaient leur part du butin. Ce n’était pas sa faute à lui si on lui proposait cet argent pour jouer.
Les joueurs représentaient la face visible de ce fantastique théâtre de marionnettes et ainsi les gens qui les regardaient ne voyaient pas ce qui se manigançait en coulisses. Pourtant, pour tous ces joueurs qui gagnaient des fortunes en risquant leur santé, combien y avait-il de patrons de clubs, de journalistes, d’agents, d’entraîneurs, d’employés, de transporteurs, de soigneurs et d’équipementiers qui vivaient grâce à ce spectacle ? Les joueur étant en première ligne, ils étaient les parfaits boucs émissaires ; tantôt vendeurs de rêves, tantôt accusés de tous les vices : fainéants, tricheurs, simulateurs, vendus, trouillards ou brutes sans cervelle, …
« Quand je vois ce que ça m’a coûté pour m’abonner cette année ! » Continua l’un des braillards. « Rendez-vous compte, pour assister à un match dans une loge privée en tribune présidentielle, il a fallu que je débourse six mille écus eurésiens. Ça fait plus de trente six mille écus ascaliens si l’on préfère l’ancienne monnaie ! »
« Moi je prends mes places à l’unité… » Reprit un autre. « Je prends un ticket seulement les jours où je souhaite assister à un match. Ça m’a permis d’économiser de l’argent car je ne vais plus les voir depuis qu’ils sont passés sous la barre de la dixième place. »
« C’est raisonnable… Au moins, tu sais que ce n’est pas avec ton argent qu’ils vont fréquenter les maisons de passe ! » Ils rirent de bon cœur. Xao se leva brusquement et prit la direction de la sortie, le quartier ne manquait pas d’endroit où il pourrait trouver un peu de calme.
« Remarquez, avec ce que Fintaovic dépense comme énergie sur le terrain, il doit lui en rester assez pour déflorer une douzaine de premières mains ! » Lança le plus braillard à ses compères.
Le jeune homme se figea alors que sa main touchait la poignée de la porte. Une irrépressible colère monta subitement en lui. Il ne voulait plus que les faire taire ces idiots. Sa conscience objecta un instant mais le duel était perdu d’avance, trop de haine et de rancœur accumulées devait s’exprimer. Leurs voix continuaient à s’élever, comme un flot continu.
« Encore un qui ne sait pas la chance qu’il a de jouer dans l’élite. Le genre qui restera un éternel espoir et finira comme une épave au fond du caniveau et dans l’anonymat le plus complet. »
« Exactement ! D’ailleurs ça me rappelle un proverbe : Parfois certains naissent avec du plomb entre les mains et ils le changent en or. Et il y en a d’autres qui naissent avec de l’or entre les mains et qui n’en font rien de mieux que du crottin ! »
Le visage de Xao se crispa, tous ses muscles se tendirent, prêt à claquer comme un fouet. Il se retourna brusquement et voulu se précipiter sur les quatre hommes pour les mettre en pièces. Il allait les jeter par terre et essuyer ses pieds sur leurs visages ! Mais, à peine retourné, il se retrouva tout à coup face à Dame Renatta. La surprise le stoppa net. Une sensation déconcertante le saisit alors qu’une vague d’émotions confuses ravageait sa conscience. Le fragile travesti ouvrit grand ses bras et entoura Xao avec fermeté.
« Ça n’en vaut pas la peine mon garçon… » Dit Dame Renatta avec sa voix suave et chantante. « Ce ne sont que les propos d’ignorants… Toi et moi savons ce que tu vaux. »
« Je n’en peux plus… » Souffla Xao avant de se relâcher. Il lutta contre les sanglots qui agitaient son torse de spasmes.
« Je sais mon garçon. »
Dame Renatta avait les traits fins et la peau sombre des gens de son peuple. Elle venait des lointaines terres sauvages qui s’étendent au sud du continent d’Uthopa. Qui la voyait pour la première fois n’aurait jamais imaginé qu’elle était un homme en réalité car sa silhouette élancée et ses longues jambes fuselées rendaient jalouses ses propres employées. Mis à part cet organe comme elle appelait ce corps étranger en présence de ses amis intimes, Dame Renatta n’avait plus rien de masculin. Sa voix, ses manières et son extrême sensibilité laissaient même penser qu’elle était plus féminine qu’une véritable dame.
« Viens avec moi mon garçon… Avant de commettre l’irréparable. » Elle le prit par le bras et l’entraîna vers une porte discrète à côté du bar. Derrière la porte, un long escalier luxueux montait à l’étage en dessinant un arc de cercle. Ils arrivèrent dans un vaste et magnifique salon très différent de l’ambiance générale de la Maison. Les murs peints de couleurs claires et couverts par endroit de lourdes tentures de velours assorti contrastaient avec le rouge foncé et les boiseries de la partie publique. Des boules de lucianol posées sur des guéridons dispensaient une lumière douce et apaisante. Les meubles étaient organisés avec goût et pragmatisme ; sur la droite, on trouvait un formidable bureau en bois précieux, sur la gauche, des canapés confortables disposés à côté de longs rideaux opaques. Des bibliothèques emplies de livres et de bibelots exotiques couvraient une bonne partie des murs de la pièce. Des statues et divers objets d’artisanat rappelaient les terres chaudes du continent uthopien. Cette salle devait être exactement au cœur du bâtiment.
« Viens par ici, tu pourras profiter du même spectacle sans être importuné. » Dit la matronne avec son doux et chaleureux accent. Elle parlait doucement en roulant les « r » tout en faisant beaucoup de manières avec ses mains ornées de bagues.
Xao la rejoignit près des trois canapés qui faisaient face à un large rideau satiné. Alors qu’il s’asseyait, Dame Renatta couvrit les sphères de lucianol de tissus de soie. Ils se retrouvèrent dans une pénombre ambrée. Xao avait retrouvé ses esprits après son coup de sang. Même les vapeurs d’alcool semblaient avoir disparu, pourtant il se sentait encore très mal à l’aise car toujours tiraillé par tout un ensemble de sentiments extrêmes et confus. A cet instant, il se demanda si la maîtresse des lieux n’allait pas lui faire des avances. Mais elle n’en fit rien. Elle tira un cordon sur le côté des rideaux et ceux-ci s’ouvrirent en deux en glissant le long des tringles. Une gigantesque vitre allant du sol au plafond apparut devant les yeux ébahis de Xao. En contrebas, la pièce dans laquelle il se trouvait quelques minutes auparavant s’étalait à ses pieds. Ils étaient juste au dessus de la scène, les danseuses continuaient leur langoureux ballet alors que les spectateurs les regardaient avidement tout en buvant leurs verres. Au fond de la salle, Xao vit les quatre hommes en pleine discussion avec des danseuses. Ils étaient probablement en train de négocier leurs prestations pour des faveurs sexuelles.
« Vois-tu Xao, la vie continue. Tu n’aurais rien gagné à déclencher une bagarre. Tu aurais abîmé un ou deux de ces idiots puis mes gardes du corps t’auraient expédié dehors non sans te causer de terribles blessures… Tu es hargneux et combatif mais mes hommes sont de vrais guerriers : froids, méthodiques, efficaces car ils ne cèdent pas à leurs impulsions. La nuance est très importante. Et puis nous ne manquons pas de matériel adapté ici pour affronter toute sorte de situations alors tu n’aurais eu aucune chance. La politique de la Maison est très claire : toute personne qui nuit à notre établissement est immédiatement mise dehors et battue sans ménagement, et ceci afin de dissuader les clients de mal se conduire… Tu n’aurais pas pu revenir ici car tu en aurais été banni… Jouer des poings peut avoir de fâcheuses conséquences. Laisser parler les idiots n’en a pas. Penses-y à l’avenir. »
Le garçon ne dit pas un mot. Il regardait la salle à ses pieds et repensait à ce qu’il s’apprêtait à faire si Dame Renatta n’était pas intervenue. Il regarda les quatre bonshommes et sentit encore beaucoup de colère couler dans ses veines.
« De la salle de danse, personne ne peut nous voir. » Dit-elle. « En revanche, d’ici je peux surveiller discrètement ce qui se passe dans divers endroits de la Maison. » Elle montra de ses longs doigts fins les autres rideaux qui couvraient les murs du salon. « Ceux-ci, au fond, cachent le miroir donnant sur le Salon de Rencontres… Mais tu connais déjà cet endroit. » Fit-elle avec une légère malice dans la voix. « Derrière nous, un autre miroir sans teint me permet de surveiller Les Bains… Hélas il est souvent embué… Au dessus de nous, une autre pièce aussi longue que mon salon mais moins large me donne la possibilité de voir ce qui se passe dans les vingt chambres du deuxième étage… Et au troisième étage se trouvent mes appartements. »
Dans le coin le plus éloigné, Xao vit des escaliers en colimaçon qui venaient du rez-de-chaussée et qui continuaient vers l’étage supérieur. A côté du bureau, il remarqua aussi de longs tubes cuivrés qui sortaient du sol. En voyant ces regards curieux, Dame Renatta continua son explication.
« Ces escaliers me permettent d’accéder aux cuisines et aux réserves très rapidement et de rejoindre n’importe quel étage en quelques instants. Quant à ces tubes, ils me permettent de parler facilement aux services de sécurité disposés aux endroits stratégiques… Comme tu le vois, il faut être très organisé pour diriger un tel endroit. C’est un travail de tous les instants. »
Le jeune homme réalisa tout à coup que la maîtresse des lieux avait finement diverti son attention de toute la rancœur qui le perturbait. Il resta impassible et continua d’observer les danseuses.
« Ça veut dire que vous pouvez voir toutes les parties de jambes en l’air de vos clients grâce à ce système de miroirs sans teint… » Dit-il avec un ton légèrement acerbe.
Craignant que la colère du garçon ne soit toujours en train de couver, Dame Renatta resta silencieuse devant l’accusation.
« Ça doit être amusant parfois ! » Dit-il en se forçant à sourire afin de détendre l’atmosphère.
« Ce n’est que pour la sécurité de mes filles bien sûr ! » Fit la matronne feignant d’être offusquée mais avec un sourire entendu.
« Mais bien sûr… » Répondis Xao avec ironie. « Ne m’en veuillez pas si j’ai moins recours aux services de vos employées à l’avenir… »
« Sois rassuré mon garçon, je ne passe pas mon temps à espionner mes clients. Je regarde juste s’ils se comportent bien avec mes filles et mes garçons lors de leurs premières visites. »
« Oui, je comprends. J’imagine que certains sont tentés de donner libre cours à leurs fantaisies parce qu’ils payent. » Il regarda les quatre hommes à nouveau. Leurs mains tripotaient les jeunes danseuses qui s’étaient installées à leur table. Certaines semblaient avoir juste quitté l’adolescence.
« Ne t’inquiète pas pour elles. Nous sommes très vigilants quant à leur sécurité. Et puis ici elles sont protégées, elles gagnent beaucoup d’argent et elles ne pratiquent que ce qu’elles veulent bien pratiquer. De mon côté, je prélève sur leur salaire de quoi tenir ma maison propre et attractive… Les vantards vulgaires et grossiers ne sont pas si méchants que cela une fois dans l’intimité d’une chambre… Et toi Xao, que viens-tu chercher ici ? Tu es sûrement notre client le plus régulier. » Elle esquissa un sourire taquin.
Le garçon ne savait pas trop comment prendre cette affirmation. Il ne s’était pas rendu compte qu’il passait autant de temps ici. C’était devenu son refuge, il aimait l’obscurité et l’anonymat que cette maison lui offrait. Il trouvait aussi très apaisant de se retrouver dans une forme de paradis des sens même si ce n’était qu’une illusion.
« J’aime cet endroit… » Répondit-il après un instant de réflexion. « Les filles y sont particulièrement jolies… » Il baissa les yeux et sa voix finit en murmure. « On ne m’y importune pas… Enfin, habituellement… » Dans sa tête, une autre phrase se forma mais il la retint. Ici je suis moi… je suis Xao…
Assise en face de lui dans une longue robe rouge seyante et fendue, Dame Renatta fixait sur lui ses yeux bruns emplis de tendresse. Sa jambe droite dénudée passait par-dessus sa jambe gauche. Elle avait posé son coude sur le dossier du sofa et sa tête reposait sur le revers de sa main. Xao remarqua les riches parures de bijoux qu’elle portait au cou, aux oreilles et au poignet droit. Ce personnage était un paradoxe, l’image même de la sensualité, une tentatrice versée dans l’art de la séduction mais avec des manières de gentille maman.
« Je comprends ce que tu me dis Xao. En effet, cet endroit est apaisant mais nous sommes bien loin des véritables raisons. Si tu ne restes qu’à la surface des choses, tu ne pourras jamais te débarrasser de ce mal-être destructeur dans lequel tu t’enfermes. Cherche en toi pourquoi tu t’enfonces dans cette spirale. Crois-tu que je ne te vois pas boire en silence comme si tu portais toute la misère du monde sur tes épaules ? Aujourd’hui encore tu vas partir d’ici pour te rendre à l’entraînement en ayant bu une quantité d’alcool qui ferait rouler un colosse sous la table… Je ne sais pas comment tu fais pour jouer à la crosse dans cet état ?! »
L’habitude… Pensa Xao. Tous acclamaient le fougueux buteur quand la chance lui souriait et tous le conspuaient quand elle tournait en sa défaveur. Mais qui connaissait réellement Xao, le garçon simple et joyeux qui rêvait de réussir dans ce sport qu’il aimait tant ? Quelle ironie ! Il était célèbre et pourtant complètement seul, tellement seul qu’il en avait perdu le fil de sa vie. Il errait désormais sans but. Le jeune homme avait déjà maintes fois réfléchi à ce qui lui arrivait mais il ne se sentait pas la force de se rebeller. Ne sachant pas s’il devait renoncer à sa vie de joueur professionnel ou bien continuer à se battre, il se contentait de subir les événements tout en s’efforçant de les rendre le plus supportable possible. Et pour ça, il avait recours à tous les produits qui atténuaient son désespoir.
Devant son silence Dame Renatta poursuivit son monologue.
« Vois-tu Xao, je ne suis pas ta mère… Je ne suis pas ton amie. Je ne peux t’offrir mon aide que si tu es prêt à la recevoir. C’est celle de quelqu’un qui veut te voir atteindre le rang qui devrait être le tien. Quelqu’un qui se préoccupe du chemin que tu es en train de prendre… Je sais quel obstiné tu es et je ne peux que planter quelques graines en espérant qu’elles finiront par prendre et s’épanouir. »
Xao se raidit, comme s’il avait été frappé d’un éclair. Il eut tout à coup le souvenir du vieux Kobal qui lui expliquait les lois de l’équilibre. Le garçon était en train de préparer un feu de camp pour le bivouac et le Sage lui avait parlé des valeurs qui font les hommes et leur permettent de trouver la sérénité. Ils étaient sur la route de Tilonia, c’était en l’an 891… Sept ans s’étaient écoulés. Que de chemin parcouru… Les mots de la tenancière sonnaient dans sa tête comme un écho.
« Commence par trouver la cause de tes ennuis. Puis prends-toi en main et bats-toi ! On ne devient pas grand sans surmonter les pires épreuves ! Crois-tu que je serais ici aujourd’hui si je m’étais arrêté aux premières difficultés ? Sais-tu ce que cela signifie que de venir d’Uthopa ? Que d’avoir ma couleur de peau en Eurésia ? »
Elle a transformé le plomb en or… Se dit-il.
Alors que le fougueux joueur de crosse repensait au proverbe que le bonhomme avait cité quelques minutes auparavant, Dame Renatta s’approcha de lui. Elle fit sauter le loquet qui maintenait son large bracelet d’argent et ôta le bijou.
« Regarde cette marque mon garçon. » Lui dit-elle d’une voix douce. Sur sa peau sombre, il vit une cicatrice ronde et boursouflée, signe d’une profonde brûlure. « C’est ma honte que je te montre… » Ses intonations furent subitement teintées d’émotion. « Sais-tu ce que cette blessure signifie ? »
Xao répondit par la négative d’un signe de tête.
« Cette brûlure cache la marque des esclaves… Ce que j’ai été pendant de longues années après que des Eurésiens m’ont enlevé de mon village. Je n’étais qu’un jeune… garçon fragile… Ils m’ont vendu. Mes propriétaires successifs ont fait de moi leur jouet. Mais j’ai gardé la tête haute. Quoi que mon corps ait enduré, j’ai lutté pour ne pas devenir folle. Et puis à force de travail et de persévérance, j’ai gagné le respect de mon dernier maître, un stéléen qui s’appelait Renatto d’Elloro. Et on a couvert la marque de ma servitude par cette horrible brûlure. Je suis restée à son service comme employée jusqu’à sa mort. Contre toute attente, il m’a légué une belle somme d’argent. J’ai alors décidé de monter cette affaire et de prendre son nom. Maintenant, j’offre à de jeunes hommes et filles l’opportunité de se sortir de la misère. J’achète des esclaves à Alessandria et Metilone. Je les affranchis et en échange, ils travaillent pour moi le temps qu’ils veulent… Du moins suffisamment pour qu’ils puissent prendre un nouveau départ… Je ne te raconte pas cela pour que nous versions une larme tous les deux. Ce que je veux te faire comprendre c’est qu’il est triste de voir un jeune homme prometteur renoncer à se battre… Alors fais le ménage dans ta tête et réveille le conquérant qui est en toi. »
Elle lui sourit affectueusement en remettant son bracelet.
Après avoir entendu cette histoire, Xao se sentait ridicule et irrité aussi en se retrouvant confronté à sa propre faiblesse. Lui qui avait grandi dans un véritable foyer, protégé des dangers de l’existence, il ruminait son mal-être comme s’il était la victime d’insurmontables injustices. Pourtant cette sensation semblait tellement insignifiante comparée à ce qu’avait vécu Dame Renatta. Malgré cette prise de conscience brutale, il se sentait vexé qu’elle lui ait fait la morale comme à un élève réfractaire. Son amour propre le torturait.
La matronne croisa son regard noir et décrypta aisément ce qu’elle y voyait.
« Une dernière chose mon garçon. S’il est facile de se laisser enfermer dans un cercle vicieux, son contraire existe aussi. On l’appelle le cercle vertueux. Les actes positifs engendrent des événements positifs. Essaye pendant quelques semaines de faire des efforts dans ta vie de tous les jours. Ecoute ton entraîneur. Sois patient avec les gens qui t’admirent comme avec ceux qui te méprisent. Sue l’alcool qui empoisonne ton corps. Amuse-toi sur le stade de crosse et donne de la joie aux spectateurs. Et si tu perds, fais le avec dignité, en faisant ton maximum… Et à la fin de la saison, récolte ce que tu as semé. Tu en seras surpris toi même. »
Le regard ténébreux de Xao s’adoucit. Il baissa la tête et essaya de croire à cette promesse.
« Tu seras toujours le bienvenue dans la Maison de Renatta… En revanche, ne compte plus sur nous pour te donner à boire autre chose que du jus de fruit ou du thé. » Elle sourit chaleureusement. « Ça ne sera pas facile de changer… Tu vas devoir faire preuve d’une grande volonté mais c’est un défi qui devrait te plaire. Tu es fier ; utilise cette fierté pour retrouver la stature que tu mérites. Ce changement de rythme sera difficile à supporter les premiers jours. Tu dormiras affreusement. Ton corps te fera souffrir. Tu seras invivable mais il te faudra tenir bon. C’est le prix à payer… Combien de matches reste-t-il ?
Le jeune homme sursauta. « Heu… Cinq. »
« Et bien offre aux spectateurs cinq matches absolument mémorables afin qu’ils sachent que Xao Fintaovic est de retour et pour longtemps... Et accessoirement, marque huit buts pour que je gagne une grosse somme d’argent. »
Le visage de Xao marqua la surprise.
« Oui, répondit Dame Renatta avec un sourire malicieux, j’ai parié que tu marquerais au moins vingt buts cette saison ! »