Le Dernier Jour
_(Province eurésienne du Norsemberland, Fin de l'Hiver 888)
L'apprenti laissa tomber son fardeau avec un soupir. Le tas de gravas, de cailloux et de rochers qu'il s'était entêté à dresser devant la porte de la salle des archives la cachait presque entièrement. Il lui avait fallu presque trois jours entiers pour accomplir toutes les tâches que le Sage lui avait confiées : ranger cette salle souterraine, remplir ses étagères de tous les documents éparpillés dans le reste de la maison, dans le laboratoire et le bureau. Et aussi préparer des potions et des onguents pour les blessés et enfin condamner cette porte. Il regarda la paume de ses mains et ses doigts couverts d'ampoules remplies de sang. Les bulles de chair rouge foncé contrastaient avec la blancheur de sa peau. Quand il ouvrait ses mains en grand, cela tirait mais il ne craignait pas la douleur.
Il saisit fermement les lanières de l'épaisse besace de cuir. Il sentit une ampoule se percer sous la pression et une goutte de sang perla jusqu'à son poignet. Sans y accorder plus d'importance, il grimpa sur le tas qu'il avait confectionné contre l'épaisse porte de bois et versa le contenu de son sac sur le sommet. Les cailloux roulèrent sur la pente en faisant un nuage de poussière. Cela devait suffire, se dit-il.
Au dessus de lui, il entendit le plancher grincer sous les pas du Sage ; le vieil homme se dirigeait vers les escaliers en colimaçon qui menaient à ces galeries sous la maison. Au bout du couloir sombre, Knolen vit son mentor descendre les marches pour venir le rejoindre. Les puits de lumière au milieu de chacun des trois couloirs envoyaient une lumière pâle qui se réfléchissait timidement sur les parois claires du souterrain. Au dehors, le temps était maussade.
« Tu as bien travaillé mon garçon. Tu as mérité un bon bain et du repos. Je t'ai préparé à manger et la baignoire est encore fumante. »
Le vieillard posa sa main noueuse sur l'épaule du jeune homme puis s'approcha du monticule de gravas.
Knolen aurait pu aller se restaurer dans l'instant mais il savait que le Sage s'apprêtait à réaliser une prouesse que bien peu d'Hommes étaient capables de reproduire. Il allait créer un amalgame. Le regard empli d'une curiosité avide, il vit Kobal avancer ses mains au dessus du tas de cailloux. Le vieillard le regarda d'un air complice, il savait parfaitement ce qui se passait dans la tête de son apprenti. Il y voyait la même fascination que lorsqu'il perçait lui-même de nouveaux mystères.
Il ferma les yeux et se concentra sur ce qu'il avait à faire. Cela faisait fort longtemps qu'il n'avait pas essayé de produire un amalgame et cet exercice était sans conteste l'un des plus difficiles à réaliser pour un magicien terra.
Ses doigts commencèrent à fourmiller. Il sentait la matière, chaque grain et chaque aspérité comme s'il en faisait lui-même partie. La poussière et les graviers s'animèrent de vibrations sous les impulsions mentales qu'il envoyait. Son esprit redoubla d'efforts, son corps entra dans un état de fusion qui fit monter en lui des vagues de chaleur régulières. Ses mains bougeaient lentement comme s'il façonnait un bloc d'argile invisible. Il fallait moduler la matière, l'adoucir et la synthétiser pour que les grains s'assemblent. Les plus petits éléments devaient s'unir pour servir de liant au plus gros blocs.
Knolen restait sidéré par ce spectacle. Dans la lueur diffuse de la galerie souterraine, un halo sembla se former autour du monticule adossé à la porte de la salle des archives. La surface des plus petits graviers parut fondre doucement et les grains devenant ainsi presque gluants formèrent comme une pâte granuleuse et épaisse dans laquelle se mouvaient les plus gros rochers. La matière gagnait en homogénéité ; elle se mit à dessiner des ondulations semblables aux rides qu'un caillou produit quand on le jette dans l'eau. Défiant toutes les lois de la gravité, de fines vaguelettes de roche fluide commencèrent à remonter le long de la pente de gravas. Le Sage faisait corps avec la matière et son esprit la modelait au prix d'un effort de concentration surhumain. Devant les yeux ébahis de l'apprenti, le tas de cailloux qu'il avait dressé se changea progressivement en un mur parfaitement vertical. Les blocs de pierre jouaient le rôle de briques alors que la matière gluante servait de mortier.
Le vieil homme était visiblement éprouvé par ce tour de force ; la sueur coulait sur son front. Il lui fallait pourtant achever sa création. S'il relâchait ses efforts maintenant, tout s'écroulerait. Dans une dernière impulsion mentale, il chercha à chasser les aspérités de l'amalgame et à réunir ses composants jusqu'à les solidifier de nouveau en un bloc unique et compact. Il tendit ses mains devant lui jusqu'à toucher la paroi molle et instable qui se dressait face à lui. En voyant les jambes du Sage trembler, Knolen accourut, se plaça dans son dos et le serra contre son torse. Pendant de longues secondes, Kobal lutta contre la résistance naturelle de la matière. Quand, à bout de force, il laissa son corps tomber dans les bras de Knolen, un mur épais et impénétrable se dressait devant les deux hommes.
L'apprenti laissa tomber son fardeau avec un soupir. Le tas de gravas, de cailloux et de rochers qu'il s'était entêté à dresser devant la porte de la salle des archives la cachait presque entièrement. Il lui avait fallu presque trois jours entiers pour accomplir toutes les tâches que le Sage lui avait confiées : ranger cette salle souterraine, remplir ses étagères de tous les documents éparpillés dans le reste de la maison, dans le laboratoire et le bureau. Et aussi préparer des potions et des onguents pour les blessés et enfin condamner cette porte. Il regarda la paume de ses mains et ses doigts couverts d'ampoules remplies de sang. Les bulles de chair rouge foncé contrastaient avec la blancheur de sa peau. Quand il ouvrait ses mains en grand, cela tirait mais il ne craignait pas la douleur.
Il saisit fermement les lanières de l'épaisse besace de cuir. Il sentit une ampoule se percer sous la pression et une goutte de sang perla jusqu'à son poignet. Sans y accorder plus d'importance, il grimpa sur le tas qu'il avait confectionné contre l'épaisse porte de bois et versa le contenu de son sac sur le sommet. Les cailloux roulèrent sur la pente en faisant un nuage de poussière. Cela devait suffire, se dit-il.
Au dessus de lui, il entendit le plancher grincer sous les pas du Sage ; le vieil homme se dirigeait vers les escaliers en colimaçon qui menaient à ces galeries sous la maison. Au bout du couloir sombre, Knolen vit son mentor descendre les marches pour venir le rejoindre. Les puits de lumière au milieu de chacun des trois couloirs envoyaient une lumière pâle qui se réfléchissait timidement sur les parois claires du souterrain. Au dehors, le temps était maussade.
« Tu as bien travaillé mon garçon. Tu as mérité un bon bain et du repos. Je t'ai préparé à manger et la baignoire est encore fumante. »
Le vieillard posa sa main noueuse sur l'épaule du jeune homme puis s'approcha du monticule de gravas.
Knolen aurait pu aller se restaurer dans l'instant mais il savait que le Sage s'apprêtait à réaliser une prouesse que bien peu d'Hommes étaient capables de reproduire. Il allait créer un amalgame. Le regard empli d'une curiosité avide, il vit Kobal avancer ses mains au dessus du tas de cailloux. Le vieillard le regarda d'un air complice, il savait parfaitement ce qui se passait dans la tête de son apprenti. Il y voyait la même fascination que lorsqu'il perçait lui-même de nouveaux mystères.
Il ferma les yeux et se concentra sur ce qu'il avait à faire. Cela faisait fort longtemps qu'il n'avait pas essayé de produire un amalgame et cet exercice était sans conteste l'un des plus difficiles à réaliser pour un magicien terra.
Ses doigts commencèrent à fourmiller. Il sentait la matière, chaque grain et chaque aspérité comme s'il en faisait lui-même partie. La poussière et les graviers s'animèrent de vibrations sous les impulsions mentales qu'il envoyait. Son esprit redoubla d'efforts, son corps entra dans un état de fusion qui fit monter en lui des vagues de chaleur régulières. Ses mains bougeaient lentement comme s'il façonnait un bloc d'argile invisible. Il fallait moduler la matière, l'adoucir et la synthétiser pour que les grains s'assemblent. Les plus petits éléments devaient s'unir pour servir de liant au plus gros blocs.
Knolen restait sidéré par ce spectacle. Dans la lueur diffuse de la galerie souterraine, un halo sembla se former autour du monticule adossé à la porte de la salle des archives. La surface des plus petits graviers parut fondre doucement et les grains devenant ainsi presque gluants formèrent comme une pâte granuleuse et épaisse dans laquelle se mouvaient les plus gros rochers. La matière gagnait en homogénéité ; elle se mit à dessiner des ondulations semblables aux rides qu'un caillou produit quand on le jette dans l'eau. Défiant toutes les lois de la gravité, de fines vaguelettes de roche fluide commencèrent à remonter le long de la pente de gravas. Le Sage faisait corps avec la matière et son esprit la modelait au prix d'un effort de concentration surhumain. Devant les yeux ébahis de l'apprenti, le tas de cailloux qu'il avait dressé se changea progressivement en un mur parfaitement vertical. Les blocs de pierre jouaient le rôle de briques alors que la matière gluante servait de mortier.
Le vieil homme était visiblement éprouvé par ce tour de force ; la sueur coulait sur son front. Il lui fallait pourtant achever sa création. S'il relâchait ses efforts maintenant, tout s'écroulerait. Dans une dernière impulsion mentale, il chercha à chasser les aspérités de l'amalgame et à réunir ses composants jusqu'à les solidifier de nouveau en un bloc unique et compact. Il tendit ses mains devant lui jusqu'à toucher la paroi molle et instable qui se dressait face à lui. En voyant les jambes du Sage trembler, Knolen accourut, se plaça dans son dos et le serra contre son torse. Pendant de longues secondes, Kobal lutta contre la résistance naturelle de la matière. Quand, à bout de force, il laissa son corps tomber dans les bras de Knolen, un mur épais et impénétrable se dressait devant les deux hommes.