La Danse de Wakatan (extrait)
Asgard leva la peau épaisse et rigide qui couvrait l'ouverture de la tente de sudation. Une vapeur étouffante s'échappa en larges bandes de volutes blanches. A l'intérieur, Knolen cligna des yeux sous la brusque intrusion de la lumière. Au dehors, le soleil devait être à son zénith.
« Es-tu sûr de ce que tu fais Knolen ? » Demanda Asgard. Le faciès du Traqueur apparaissait dur dans le contre-jour. Derrière sa mine sévère, le chroniqueur décelait une réelle inquiétude.
« A vrai dire, je ne sais pas trop... C'est justement pour avoir de vraies certitudes sur tout ce que Chef Raoni m'a enseigné que je fais cela. Il faut que je sache... si c'est réel ou si c'est un délire de l'esprit... Et puis tout cet enseignement n'a aucun sens sans cette ultime épreuve... Il n'y a pas d'autres moyens. »
« Alors tu peux venir, ils t'attendent. »
Knolen décroisa ses jambes ankylosées. Il était resté une bonne partie de la matinée dans cette position à méditer sur ce qui allait se passer... Et avant cela, il avait passé la nuit debout au bord d'une falaise à écouter Chef Raoni lui parler de la religion nunavite, de leurs dieux, de leur monde et du devoir des shamans. Aucun Nunavite n'avait de doute sur la motivation du jeune homme à épouser leurs croyances car l'épreuve qu'il avait acceptée de subir, aucun d'entre eux n'auraient souhaité y participer. Il fallait une force morale sans faille pour la supporter et un pouvoir hors du commun. C'est cette cruelle cérémonie qui tuait l'homme afin de faire naître le sorcier.
Accepter la souffrance, la dépasser pour chercher en soi l'illumination nécessitait courage et sincérité. Le frêle chroniqueur n'était dépourvu d'aucune de ces qualités mais son humilité naturelle l'empêcha de voir l'admiration de la foule quand il s'avança vers le Temple de Wakatan. Après le bain de vapeur, son corps frissonna quand il sortit de la tente et s'exposa à la vive clarté printanière. Il ne portait qu'un pagne de cuir et son corps blanc strié de tatouages bleus apparut resplendissant dans la lumière éclatante du soleil. La foule nombreuse se fit silencieuse en le voyant approcher, calme, brave et résolu. Il prenait envers leur société un engagement fort. Il allait devenir le garant de leur culture, l'une des mémoires vivantes de leur peuple. Il était sur le point de livrer son corps à la douleur la plus insoutenable pour s'unir définitivement au peuple du Plateau des Vents et obtenir le privilège de devenir un sorcier.
Il n'avait ni mangé ni bu depuis vingt quatre heures. Il manquait encore plus de sommeil. C'est dans un état second qu'il marcha jusqu'au cercle de totems de pierre au pied d'une colline verdoyante entourée de forêts et de majestueuses montagnes. Sur ce formidable mégalithe, les douze divinités principales du panthéon nunavite se faisaient face en formant un rond parfait. Leurs figures austères, mi-humaines, mi-animales dirigeaient leurs regards durs sur un autel au centre du monument. Aux pieds de chacune d'entre elles, un sorcier se tenait assis et bougeait le buste d'avant en arrière en récitant des prières. Ils étaient venus des quatre coins du Plateau des Vents, accompagnés parfois de dizaines de compatriotes. Leur âge vénérable laissait penser qu'ils n'avaient pas formé de successeurs depuis fort longtemps. Knolen réalisa tout à coup l'importance et la rareté d'un tel événement.
Les douze totems d'environ cinq mètres de haut étaient reliés au niveau des épaules par des pierres plates et lisses. A l'intérieur, le sol montait légèrement jusqu'au centre où Chef Raoni l'attendait à côté de l'autel de pierre couvert de divers objets. Deux énormes crânes de bisoncéros gisaient sur le sol, massifs et inquiétants.
Knolen avançait lentement. Derrière lui, les Traqueurs le suivaient, ainsi que les trois guerriers nunavites du Norsemberland. Ces inestimables compagnons voulaient l'accompagner jusqu'au bout, pourtant pour l'épreuve, il serait seul avec lui-même.
A l'entrée du temple à ciel ouvert, le jeune homme fit une pause. Les percussions entamèrent leur litanie, pour l'heure sur un rythme lent et doux. Des voix de femmes s'élevèrent, ainsi que le son de flûtes. Il avala sa salive, souffla et rassembla son courage. Allons-y, fit une voix dans sa tête. Il ne sut dire d'où elle venait. Un sorcier lui tendit un bol contenant un liquide épais et sombre. Il en but un peu avec une grimace. C'était amer. Devant l'insistance du shaman, il ingéra la totalité de la potion puis se dirigea vers le centre du temple où Raoni l'attendait. Il aurait voulu voir apparaître un sourire sur le visage du vieux chef mais celui-ci restait impassible, comme possédé par des forces supérieures. Sa voix monocorde appelait les astres en témoin du geste de bravoure que Knolen allait accomplir. Il convoquait les esprits des ancêtres et des shamans défunts ainsi que les forces de la Nature. Il implorait leur soutien et leur clairvoyance.
Le sorcier se saisit d'une petite dague effilée et indiqua à Knolen qu'il devait poser ses mains sur l'autel. Le vieillard badigeonna le dos du chroniqueur d'un onguent gras puis apposa la lame sur les trapèzes du jeune homme. Ses muscles se crispèrent. Il serra les dents quand la pointe commença à tracer des lignes dans sa chair. Même si les coupures n'étaient pas profondes, Knolen sentait le sang couler sur ses flancs. Le temps parut s'allonger, au point que le garçon avait l'impression que la partie supérieure de son dos était totalement lacérée. La douleur le faisait suer abondamment. La voix du vieux chef le motivait à dépasser la souffrance afin qu'il échappe à son corps et se rapproche du monde des esprits.
Dans son ventre, il sentit une bouffée de chaleur naître et l'envahir peu à peu. Sa tête tournait, sa vision se déformait. Un sorcier lui tendit un calumet. Il tira sur l'embout. Malgré un goût parfumé de résineux qui envahit sa bouche, il toussa. La sensation de chaleur monta à son visage et inonda son esprit. Ses yeux humectés lui envoyaient des informations étranges. Au milieu de la foule, des silhouettes aux couleurs fades le regardaient avec bienveillance, telles des âmes venues du fin fond des âges pour le guider vers la lumière.
Quand la lame eut fini de taillader son dos, Knolen ressentit un grand soulagement qui ne dura qu'un bref instant. Raoni trempa sa main dans un large bol rempli d'une solution jaunâtre puis il appliqua ce nouvel onguent acide et salé avec fermeté. Le jeune homme se crispa brusquement comme si ses épaules étaient passées au tison. Ses plaies semblaient brûler de mille feux. Il s'avachit sur l'autel, incapable de résister à la douleur qui lui grignotait les chairs comme les dents de dizaines de rongeurs. Les poings serrés, il supportait la sensation d'être rongé par de l'acide. Il entendit vaguement le chef saluer sa bravoure et expliquer qu'il était désormais marqué du signe des shamans. La foule l'acclama. La musique s'intensifia alors que les tambours lui insufflaient un rythme dramatique.
Knolen se redressa. Il savait que le pire restait à faire. Il tira de nouveau sur le calumet et prit entre ses dents le morceau de bois que Raoni lui tendit. L'ancien posa sa main sur le torse du garçon et, d'un geste brusque, lui perfora le muscle pectoral droit de part en part avec sa dague. Sans laisser le pauvre apprenti se ressaisir, il en fit de même du côté gauche. Knolen étouffa un cri noyé dans les larmes et serra les dents. Dans chaque plaie, le sorcier fit traverser un long os dont les extrémités dépassaient de chaque côté, puis il y fixa de solides lanières de cuir qu'il fit passer dans le dos du martyr par-dessus ses épaules. Après avoir noué les lanières dans les orbites des crânes de bisoncéros, il s'assura que tout était solidement fixé.
« Maintenant va brave Knolen. » Dit-il à son oreille. « Et vois ce que le destin te réserve. Découvre la grandeur qui est en toi. Hisse-toi vers le soleil ! Et montre à Wakatan que tu mérites les pouvoirs dont il t'a honoré. »
Knolen avança lentement jusqu'à ce que les cordelettes soient tendues. Les os incrustés dans ses muscles pectoraux tirèrent sur la chair, il s'arque bouta et parvint à déplacer les deux énormes crânes. Il descendit du monticule en traînant ces poids derrière lui et commença à gravir la colline qui lui faisait face. La foule se pressa de chaque côté du chemin, la musique emplit sa tête et son corps, jusqu'à résonner violemment dans sa poitrine comme un cœur battant à tout rompre. Il avançait pas à pas, en essayant de maintenir une tension constante sur les liens de cuir. Ainsi tiraillées, les plaies sur sa poitrine saignaient davantage encore. A mesure qu'il progressait, la luminosité sembla s'intensifier et prendre des couleurs diffuses et pâles. Le soleil pointait au dessus de la colline et l'éblouissait. Des silhouettes translucides l'accompagnaient et lui murmuraient des encouragements en l'effleurant. Divers animaux le regardaient avec admiration alors que d'autres serpentaient dans la foule aussi souplement que des courants d'air.
« Es-tu sûr de ce que tu fais Knolen ? » Demanda Asgard. Le faciès du Traqueur apparaissait dur dans le contre-jour. Derrière sa mine sévère, le chroniqueur décelait une réelle inquiétude.
« A vrai dire, je ne sais pas trop... C'est justement pour avoir de vraies certitudes sur tout ce que Chef Raoni m'a enseigné que je fais cela. Il faut que je sache... si c'est réel ou si c'est un délire de l'esprit... Et puis tout cet enseignement n'a aucun sens sans cette ultime épreuve... Il n'y a pas d'autres moyens. »
« Alors tu peux venir, ils t'attendent. »
Knolen décroisa ses jambes ankylosées. Il était resté une bonne partie de la matinée dans cette position à méditer sur ce qui allait se passer... Et avant cela, il avait passé la nuit debout au bord d'une falaise à écouter Chef Raoni lui parler de la religion nunavite, de leurs dieux, de leur monde et du devoir des shamans. Aucun Nunavite n'avait de doute sur la motivation du jeune homme à épouser leurs croyances car l'épreuve qu'il avait acceptée de subir, aucun d'entre eux n'auraient souhaité y participer. Il fallait une force morale sans faille pour la supporter et un pouvoir hors du commun. C'est cette cruelle cérémonie qui tuait l'homme afin de faire naître le sorcier.
Accepter la souffrance, la dépasser pour chercher en soi l'illumination nécessitait courage et sincérité. Le frêle chroniqueur n'était dépourvu d'aucune de ces qualités mais son humilité naturelle l'empêcha de voir l'admiration de la foule quand il s'avança vers le Temple de Wakatan. Après le bain de vapeur, son corps frissonna quand il sortit de la tente et s'exposa à la vive clarté printanière. Il ne portait qu'un pagne de cuir et son corps blanc strié de tatouages bleus apparut resplendissant dans la lumière éclatante du soleil. La foule nombreuse se fit silencieuse en le voyant approcher, calme, brave et résolu. Il prenait envers leur société un engagement fort. Il allait devenir le garant de leur culture, l'une des mémoires vivantes de leur peuple. Il était sur le point de livrer son corps à la douleur la plus insoutenable pour s'unir définitivement au peuple du Plateau des Vents et obtenir le privilège de devenir un sorcier.
Il n'avait ni mangé ni bu depuis vingt quatre heures. Il manquait encore plus de sommeil. C'est dans un état second qu'il marcha jusqu'au cercle de totems de pierre au pied d'une colline verdoyante entourée de forêts et de majestueuses montagnes. Sur ce formidable mégalithe, les douze divinités principales du panthéon nunavite se faisaient face en formant un rond parfait. Leurs figures austères, mi-humaines, mi-animales dirigeaient leurs regards durs sur un autel au centre du monument. Aux pieds de chacune d'entre elles, un sorcier se tenait assis et bougeait le buste d'avant en arrière en récitant des prières. Ils étaient venus des quatre coins du Plateau des Vents, accompagnés parfois de dizaines de compatriotes. Leur âge vénérable laissait penser qu'ils n'avaient pas formé de successeurs depuis fort longtemps. Knolen réalisa tout à coup l'importance et la rareté d'un tel événement.
Les douze totems d'environ cinq mètres de haut étaient reliés au niveau des épaules par des pierres plates et lisses. A l'intérieur, le sol montait légèrement jusqu'au centre où Chef Raoni l'attendait à côté de l'autel de pierre couvert de divers objets. Deux énormes crânes de bisoncéros gisaient sur le sol, massifs et inquiétants.
Knolen avançait lentement. Derrière lui, les Traqueurs le suivaient, ainsi que les trois guerriers nunavites du Norsemberland. Ces inestimables compagnons voulaient l'accompagner jusqu'au bout, pourtant pour l'épreuve, il serait seul avec lui-même.
A l'entrée du temple à ciel ouvert, le jeune homme fit une pause. Les percussions entamèrent leur litanie, pour l'heure sur un rythme lent et doux. Des voix de femmes s'élevèrent, ainsi que le son de flûtes. Il avala sa salive, souffla et rassembla son courage. Allons-y, fit une voix dans sa tête. Il ne sut dire d'où elle venait. Un sorcier lui tendit un bol contenant un liquide épais et sombre. Il en but un peu avec une grimace. C'était amer. Devant l'insistance du shaman, il ingéra la totalité de la potion puis se dirigea vers le centre du temple où Raoni l'attendait. Il aurait voulu voir apparaître un sourire sur le visage du vieux chef mais celui-ci restait impassible, comme possédé par des forces supérieures. Sa voix monocorde appelait les astres en témoin du geste de bravoure que Knolen allait accomplir. Il convoquait les esprits des ancêtres et des shamans défunts ainsi que les forces de la Nature. Il implorait leur soutien et leur clairvoyance.
Le sorcier se saisit d'une petite dague effilée et indiqua à Knolen qu'il devait poser ses mains sur l'autel. Le vieillard badigeonna le dos du chroniqueur d'un onguent gras puis apposa la lame sur les trapèzes du jeune homme. Ses muscles se crispèrent. Il serra les dents quand la pointe commença à tracer des lignes dans sa chair. Même si les coupures n'étaient pas profondes, Knolen sentait le sang couler sur ses flancs. Le temps parut s'allonger, au point que le garçon avait l'impression que la partie supérieure de son dos était totalement lacérée. La douleur le faisait suer abondamment. La voix du vieux chef le motivait à dépasser la souffrance afin qu'il échappe à son corps et se rapproche du monde des esprits.
Dans son ventre, il sentit une bouffée de chaleur naître et l'envahir peu à peu. Sa tête tournait, sa vision se déformait. Un sorcier lui tendit un calumet. Il tira sur l'embout. Malgré un goût parfumé de résineux qui envahit sa bouche, il toussa. La sensation de chaleur monta à son visage et inonda son esprit. Ses yeux humectés lui envoyaient des informations étranges. Au milieu de la foule, des silhouettes aux couleurs fades le regardaient avec bienveillance, telles des âmes venues du fin fond des âges pour le guider vers la lumière.
Quand la lame eut fini de taillader son dos, Knolen ressentit un grand soulagement qui ne dura qu'un bref instant. Raoni trempa sa main dans un large bol rempli d'une solution jaunâtre puis il appliqua ce nouvel onguent acide et salé avec fermeté. Le jeune homme se crispa brusquement comme si ses épaules étaient passées au tison. Ses plaies semblaient brûler de mille feux. Il s'avachit sur l'autel, incapable de résister à la douleur qui lui grignotait les chairs comme les dents de dizaines de rongeurs. Les poings serrés, il supportait la sensation d'être rongé par de l'acide. Il entendit vaguement le chef saluer sa bravoure et expliquer qu'il était désormais marqué du signe des shamans. La foule l'acclama. La musique s'intensifia alors que les tambours lui insufflaient un rythme dramatique.
Knolen se redressa. Il savait que le pire restait à faire. Il tira de nouveau sur le calumet et prit entre ses dents le morceau de bois que Raoni lui tendit. L'ancien posa sa main sur le torse du garçon et, d'un geste brusque, lui perfora le muscle pectoral droit de part en part avec sa dague. Sans laisser le pauvre apprenti se ressaisir, il en fit de même du côté gauche. Knolen étouffa un cri noyé dans les larmes et serra les dents. Dans chaque plaie, le sorcier fit traverser un long os dont les extrémités dépassaient de chaque côté, puis il y fixa de solides lanières de cuir qu'il fit passer dans le dos du martyr par-dessus ses épaules. Après avoir noué les lanières dans les orbites des crânes de bisoncéros, il s'assura que tout était solidement fixé.
« Maintenant va brave Knolen. » Dit-il à son oreille. « Et vois ce que le destin te réserve. Découvre la grandeur qui est en toi. Hisse-toi vers le soleil ! Et montre à Wakatan que tu mérites les pouvoirs dont il t'a honoré. »
Knolen avança lentement jusqu'à ce que les cordelettes soient tendues. Les os incrustés dans ses muscles pectoraux tirèrent sur la chair, il s'arque bouta et parvint à déplacer les deux énormes crânes. Il descendit du monticule en traînant ces poids derrière lui et commença à gravir la colline qui lui faisait face. La foule se pressa de chaque côté du chemin, la musique emplit sa tête et son corps, jusqu'à résonner violemment dans sa poitrine comme un cœur battant à tout rompre. Il avançait pas à pas, en essayant de maintenir une tension constante sur les liens de cuir. Ainsi tiraillées, les plaies sur sa poitrine saignaient davantage encore. A mesure qu'il progressait, la luminosité sembla s'intensifier et prendre des couleurs diffuses et pâles. Le soleil pointait au dessus de la colline et l'éblouissait. Des silhouettes translucides l'accompagnaient et lui murmuraient des encouragements en l'effleurant. Divers animaux le regardaient avec admiration alors que d'autres serpentaient dans la foule aussi souplement que des courants d'air.