Vivre et Laisser Mourir
(2 juillet 898)
Cette nuit là, juste au dessus de l’horizon, Scilla se paraît de reflets orange très prononcés alors que son anneau faisait une auréole diffuse autour d’elle. Ce n’était jamais un bon présage… De terribles événements avaient déjà eu lieu lorsque cette configuration s’était présentée. Le capitaine attendait impatiemment que l’astre de lumière disparaisse derrière les collines entourant la ville. Il fallait que l’obscurité soit totale et que la majorité des bandits aient sombré dans un profond sommeil pour passer à l’offensive. Après avoir longuement expliqué aux soldats quel serait leur plan de bataille, il les avait laissé prendre un peu de repos mais lui n’avait pas réussi à se détendre. Son ventre se nouait dans la perspective d’aller au combat avec une troupe entière à ses ordres. Si leur tentative tournait au massacre, il ne pourrait vivre avec la mort de ses hommes sur la conscience. Leurs esprits torturés ne trouveraient pas le chemin vers l’au-delà et continueraient de le hanter pour le restant de ses jours. Probablement lui-même ne ferait pas partie des survivants. Qu’adviendrait-il alors de son âme ? Les dieux le jugeraient-ils comme un guerrier valeureux ou comme un fou meurtrier ?
Assis sur le parapet tout en haut du beffroi, il entendait le vacarme des patrouilles de bandits. Le bruit des gamelles heurtées violemment se répercutait en écho dans les rues. Un tapage irrégulier, intrusif, énervant… Les malfrats semblaient inexorablement suivre le même itinéraire. Jalil scrutait le filet de lumière provenant de l’ondulation des torches sur le mur des maisons abandonnées tout en marmonnant quelques prières aux dieux des steppes. Si loin de la Balkanie, où s’étendait leur domaine, pouvaient-ils encore l’entendre implorer leur aide ?
Le puissant vent du large sifflait sur l’arête des toits et hululait de façon lugubre comme un vol de fantômes invisibles. L’officier s’efforça de ne pas penser à ces signes de mauvais augure. Il ne pouvait attendre un meilleur moment pour agir. Le ciel devenait… Tout comme ses pensées qui ne pouvaient se défaire d’un visage omniprésent depuis qu’il s’était installé sur ce muret, les pieds dans le vide. Où qu’il porte ses yeux dans la vaste voûte étoilée, il ne voyait que Néva ; le vent lui soufflait son nom et lui apportait son parfum. Mais cette puissance dévorante qui obscurcissait sa réflexion et lui mangeait les entrailles, il était seul à la ressentir… Il vivait un amour sans espoir, sans retour, le pire qui soit…
Si seulement il n’y avait pas eu cette dette d’honneur, il serait allé au combat sans peur de mourir car plus rien ne l’aurait retenu en ce monde. Se battre pour l’Eurésia n’avait aucun sens. Vivre dans cette souffrance perpétuelle non plus.
Scilla disparut à l’horizon, Jalil descendit du beffroi et arriva sur l’esplanade. Une soixantaine de soldats se tenaient à côté de leurs montures, prêts à partir au combat. Tous les chevaux de la caserne avaient été rassemblés cependant leur nombre paraissait dérisoire compte tenu de l’opposition qu’ils allaient rencontrer dans les rue de Macilia. Une centaine d’hommes à pieds entièrement équipés patientaient sur les côtés. Deux grands chariots attelés attendaient le point culminant de l’offensive pour partir ; ceux qui souffraient de blessures légères s’efforceraient d’emmener leurs camarades les plus mal en point en sécurité dans les plaines.
Jalil s’approcha du Lieutenant Martel qui motivait ses fantassins. Il lui serra la main chaleureusement en lui donnant un à-coup ferme.
« Soyez fort, lieutenant. N’oubliez pas qu’il n’y a aucun retour possible… Que cela soit bien clair dans l’esprit de vos hommes. Pour vivre, il vous faudra avancer sans faillir. C’est votre survie et celle des cavaliers qui dépend de votre efficacité. »
Le sous-officier hocha la tête, un air profondément angoissé inscrit sur le visage.
Le Balkane fut soudain prit d’un doute. Et si son subalterne n’était pas l’homme de la situation ? Etait-il prudent de lui confier la responsabilité de diriger la troupe de soutien ?
« Dites-moi Martel, comment se fait-il qu’un fils de général ne soit que capitaine ? » Demanda-t-il d’un air légèrement suspicieux.
Le jeune homme comprit l’inquiétude de son supérieur. Sa fierté refit surface et son visage se raffermit mais il resta posé dans ses propos.
« Selon mon père, j’ai grandi dans un univers protégé et confortable… Je suis trop tendre… Je ne peux gagner le respect de mes hommes qu’en le méritant et en partageant leur quotidien sur le terrain. Mon statut me donne le pouvoir de les diriger mais seul leur respect m’offrira leur foi et leur fidélité… Jusqu’à présent, mes compétences n’ont pas été véritablement éprouvées… Mais aujourd’hui, j’ai l’impression que tout va trop vite. »
« Lieutenant ! Vous avez reçu la formation complète d’une école militaire ! On vous a enseigné le maniement des armes ! Les stratégies ! L’équitation ! L’intendance ! C’est bien plus que vos soldats n’en apprendront jamais ! Voyez cette mission comme le meilleur moyen de devenir un véritable chef. Comportez-vous comme tel et vos hommes vous suivrons ! »
« Ce passage de la théorie à la pratique m’effraie… Nous avons tellement à perdre. Ma vie, celles de mes hommes… »
« Nous avons au contraire tout à gagner, lieutenant ! Si nous restons ici, nous allons mourir ! Sans l’ombre d’un doute. Voilà pourquoi nous allons reprendre le contrôle de nos vies et lutter pour survivre. Mettez votre peur dans la lutte et vous deviendrez un véritable tigron ! »
Jalil lui adressa un regard franc où se lisait un fort sentiment de confiance. Il y a quelques semaines de cela, il ne se serait pas imaginé capable de feindre ce sentiment avec une telle assurance.
« Bon vent, lieutenant ! Qu’il guide vos pas et vous amène à nous dans le plus bref délai lorsque votre aide nous sera indispensable. »
« Bonne chance à vous, mon capitaine. » Répondit Martel avec un peu plus de conviction. L’angoisse tétanisait pourtant son corps ; dans son esprit, il s’en allait prendre part à un combat déséquilibré sans espoir d’en réchapper. Jalil aurait voulu le secouer brutalement afin de faire jaillir une étincelle de vie. Il n’en fit rien ; en cette heure, lui-même aurait grandement apprécié un regain d’énergie. Il se dirigea vers les remparts d’un pas ferme, en dissimulant sa propre inquiétude.
Il se demanda si les dieux lui accorderaient encore leur protection dans la bataille ?
Pour quoi l’aiderait-il lui à massacrer d’autres individus ? En dépit de ce manque de logique, il voulait croire en sa bonne étoile. Il se raccrochait à l’idée qu’il était dans son bon droit et que ces morts serviraient un dessein bien plus grand.
Il bomba le torse et gravit les marches de pierres deux à deux, insensible aux regards intimidés et admiratifs qui se posaient sur lui. Un groupe d’une trentaine d’hommes en tenues civiles l’attendaient solennellement sur la muraille, du côté ouest. A la ceinture, ils ne portaient que leur épée ainsi qu’une longue dague effilée ou un épais gourdin. Jalil avait sélectionné les meilleurs, ceux qui ne cèderaient pas à la panique lorsqu’il faudrait tuer de sang-froid. Il fit un signe de tête à son sergent, indiquant que le moment était venu. Silencieusement, ses soldats attachèrent quatre cordes aux créneaux et les firent passer par-dessus le mur. Puis ils se laissèrent glisser dans l’obscurité et coururent se mettre à couvert entre les maisons les plus proches.
Suivant leur capitaine, ils se rendirent à un endroit stratégique où la rue se resserrait et de petites ruelles obscures s’enfonçaient dans la nuit. Par binôme, les soldats se postèrent dans des renfoncements ou derrière des ruines de chaque côté de la rue. Et une nouvelle attente commença. Jalil entendait le jeune homme, à côté de lui, respirer avec application, comme on le lui avait appris afin de maîtriser ses nerfs. Ce soir, lui, comme beaucoup d’autres, tuerait pour la première fois. Ce n’était pas le moment de se poser des questions ; il fallait les balayer de son esprit et se concentrer sur le geste : frapper, perforer, trancher… Qu’importe, il fallait donner la mort vite, en silence et sans l’hésitation qui pouvait faire faillir tout le plan.
Venant du nord, le bruit des voix et des percussions s’insinuait dans les ruelles et grandissait à mesure que la troupe de malfrats approchait. Puis, tout à coup, ce fut le silence et de nouvelles volées de flèches enflammées s’abattirent sur la caserne. Et le ramdam reprit de plus belle. Au son des casseroles, s’ajoutaient les cris de braillards éméchés et leurs chants paillards vociférés de voix éraillées. Le cœur des soldats se mit à battre la chamade. Leurs mains se crispèrent sur la poignée de leurs longues dagues. La lumière des torches dévora soudain l’espace, illuminant les murs de couleurs jaunes et orangées où des ombres gigantesques se tordaient en une danse grotesque aux relents d’enfer enflammé. Les bandits apparurent, grimaçant et hurlant à tue-tête ; une vingtaine de brutes…
« Vous allez bouillir, brûler, souffrir et trépasser, bref, vous allez mourir jusqu’au dernier. » Faisait le refrain de leur chanson.
Vêtus de cuir et de simples pourpoints de toiles, ils étaient tous équipés d’arcs et de bouteilles de lucianol afin de mettre le feu aux pointes de flèches entourées d’étoffe. L’épée à la ceinture, ils n’étaient vraisemblablement pas prêts à un combat au corps à corps. Les premiers pénétrèrent dans l’étau sans apercevoir les soldats. Lorsque les derniers eurent dépassés Jalil, celui-ci sortit de l’ombre, arriva dans le dos de son ennemi, posa la main gauche sur sa bouche et trancha la gorge du malheureux de son autre main. Son binôme en avait fait de même. Ils essayèrent de retenir la chute des corps mais les chants des deux hommes ayant été brutalement interrompus, leurs comparses se retournèrent aussitôt. En un mouvement remontant, Jalil planta son couteau dans le plexus du premier venu sans qu’il ait le temps d’esquisser la moindre parade. Le bleu envoya un rapide coup de pied dans le bas ventre de son vis-à-vis et le poignarda d’un coup sec entre les omoplates alors que le malfrat s’effondrait. Puis, menés par Dalh, le reste des Eurésiens se jeta dans la mêlée ; arrivant derrière leurs ennemis, ils les égorgèrent sans pitié ou leur fracassèrent le crâne d’une volée de gourdin.
Le guet-apens dura quelques secondes seulement. Les derniers éclats de voix et heurts des armes se mélangèrent au vacarme ambiant alors que les soldats se saisissaient des instruments des bandits afin de continuer le tintamarre sans interruption suspicieuse.
Pendant que leurs hommes hurlaient et tapaient sur leurs gamelles, Jalil et son sergent vérifièrent qu’aucun bandit n’avait survécu. Les soldats s’équipèrent des arcs et des carquois, placèrent un capuchon ou un calot sur leur tête, puis ils se remirent en marche sans perdre davantage de temps. Alors qu’ils progressaient vers la barricade coupant la route du sud, le capitaine passa dans les rangs afin de taper amicalement dans le dos de ses hommes ; le travail avait été bien exécuté. Il se souvenait des leçons du maître d’armes ; il fallait toujours veiller au moral des troupes. Que l’officier endosse la responsabilité d’un massacre était plus facile à supporter pour les soldats. Nous avons obéi aux ordres, pensaient-ils alors. Une seule personne luttant avec sa conscience, c’était bien suffisant.
Tout en frappant sur leurs gamelles et en chantant aussi faux que les bandits, la troupe serpenta dans les rues en évitant les postes de garde ennemis. Ils se contentaient de faire de grands gestes de la main lorsqu’ils passaient à proximité d’un barrage. Ils atteignirent sans encombre la large avenue au pied de la colline du beffroi. Une quarantaine d’individus se tenait près de l’imposante barricade, assoupis, ivres ou en train de jouer aux cartes. D’autres se reposaient sûrement dans les maisons proches alors que des arbalétriers montaient la garde aux fenêtres des bâtisses.
« Ralentissez ! » Glissa Jalil entre ses dents. « Laissez vos gamelles et encochez une flèche comme si vous alliez tirer vers la caserne ! Tir en éventail, privilégiez ceux qui sont les moins mobiles ! Assis ou occupés… Il faut faire mouche ! Sergent, vous et quatre autres, occupez-vous des arbalétriers aux étages ! »
Dalh tapota discrètement sur le bras de quatre soldats près de lui.
La troupe continua à avancer. Le capitaine guettait les bandits afin de déceler dans l’instant le moindre signe de suspicion de leur part. Il fallait s’approcher au plus près de façon à causer le maximum de dommages avant l’affrontement. Aux fenêtres, les sentinelles ne bronchaient pas. Arrivés à une trentaine de pas, l’un des bandits vint à leur rencontre.
« Et la reulève ?! Elle arriveu quang !? » Fit-il avec un fort accent maciliais. « Alexandro deuvait nous l’ennvoyé hier-eu swârr ! »
Jalil ne tenait pas à imiter les intonations typiques du Grand Sud Eurésien. Il resta silencieux et s’approcha du bonhomme en plaçant son doigt sur sa bouche comme s’il voulait lui parler à l’oreille.
« Mais vous z’êteu qui vous, d’abord ?! »
Son dernier mot disparut dans un râle lorsque la dague de Jalil plongea violemment entre ses côtes. Ce fut le signal ! Les soldats lâchèrent leurs flèches, atteignant avec une redoutable précision les malfrats qui n’avaient pas encore réagi. Un arbalétrier tomba de sa fenêtre et s’écrasa sur les pavés dans un bruit atroce, deux autres reçurent une flèche au corps. Si la salve n’avait pas été mortelle pour une bonne partie des ennemis, les blessures n’en restaient pas moins particulièrement gênantes quand il fallait riposter à un peloton de soldats entraînés qui lançaient la charge.
L’attaque surprise devait être rapide. Chaque duel ne durait pas plus de quelques secondes, le temps d’une parade et d’un contre meurtrier. Les bleus plaçaient les techniques mortelles apprises et répétées pendant des heures dans la cour ensablée d’Edessa. Leurs gestes étaient précis, vifs et parfaitement automatisés. A un coup d’épée large et circulaire, les soldats ripostaient par une esquive du corps et une fracassante contre-attaque qui pénétrait dans la défense fragile de l’adversaire en déséquilibre. Leurs épées détournaient une attaque piquée et était suivie d’une mise à mort au couteau. Sitôt leur besogne accomplie, les hommes prêtaient main forte à leurs compagnons en sous nombre. D’autres se plaçaient le dos aux murs des maisons, proches des portes d’où allaient sortir les bandits réveillés par les affrontements. Les premiers dehors ne firent pas deux pas dans la rue qu’ils se retrouvaient terrassés dans l’instant. Quelques soldats partirent à l’assaut des étages afin de déloger les arbalétriers et les derniers résistants.
Une bonne partie de l’opposition fut décimée avant que la bataille ne tourne à la bagarre générale. Sur l’ordre de Jalil, le sergent grimpa sur la barricade et envoya une flèche enflammée haut dans le ciel. La porte de la caserne s’ouvrit et la cavalerie se mit à dévaler la colline au galop. La panique s’empara des bandits mais, qu’ils essayent de fuir ou de se défendre, l’issue restait la même et la mort frappait. Les cavaliers jetèrent des cordes sur le barrage et le mirent en morceaux avant de se jeter dans la bataille.
Lorsque la furie meurtrière s’arrêta, il ne restait plus un seul ennemi debout. Les bleus en revanche avaient subi peu de perte. Jalil fut gagné par l’euphorie de la victoire mais une douleur soudaine lui rappela sa blessure. L’entaille à la cuisse s’était rouverte pendant l’assaut et saignait abondamment. Un cavalier lui amena Ando, son étalon. De l’une de ses sacoches, le lieutenant sortit une étoffe et entoura la plaie en serrant suffisamment fort, puis il s’équipa de ses protections de soldat, de sa livrée de capitaine et d’une corne de brume qu’il passa autour de son torse. Alors que les membres de son commando rejoignaient les fantassins, les cavaliers plaçaient dans leurs sacoches quelques bouteilles de lucianol liquide, prises sur le corps des archers ou dans les maisons occupées par les brigands. Jalil grimpa sur son cheval ; il prendrait le commandement de la cavalerie pour ouvrir le chemin. Le fidèle Dalh se joignit à lui et, à la tête d’une cinquantaine de soldats montés, ils prirent la direction du port afin de porter un coup de boutoir à la défense des ennemis.
Il n’était plus question de rester discrets. Dans les rues sombres et silencieuses, le galop des chevaux résonnait comme un long roulement de tonnerre. Les ennemis devaient penser qu’une véritable armée s’abattait sur eux. Chaque patrouille que les Eurésiens trouvèrent sur leur passage finit décimée dans une mare de sang. Pas un ne devait en réchapper ! Les fuyards finissaient transpercés par une lance en plein dos ou jetés sur le sol et piétinés par les chevaux.
Les cavaliers avalèrent ainsi les quelques kilomètres qui les séparaient du port. Au bout de l’avenue, dans la lumière diffuse des réverbères, ils virent quelques rares bateaux de marchandises encore arrimés. Leurs mâts ondulaient nerveusement selon les mouvements du vent et de la houle. Pressant leurs montures, les soldats lancèrent le galop. Le claquement des sabots se fit déferlante de bruits et de fureur. Ce terrifiant vacarme eut exactement l’effet escompté ! Les groupes de bandits qui étaient dispersés sur les quais furent pris de panique. S’ils s’étaient réunis afin de résister aux cavaliers, ils auraient pu stopper net leur progression de quelques volées de flèches. Mais, en proie à une peur incontrôlable, ils quittèrent leurs postes de garde afin de rejoindre leurs camarades concentrés aux entrepôts à l’est du port. Bien mal leur en pris ; la tuerie continua. Sans pitié, les cavaliers tirèrent à vue sur les bandits cherchant un abri. D’un geste précis, ils utilisaient leurs arbalètes de poing ou de longs arcs afin de terrasser leurs ennemis. Plusieurs dizaines de brigands périrent avant même d’avoir pu trouver refuge dans les rues de la ville.
« Tout fonctionne selon vos plans, mon capitaine ! » Cria Dalh, affichant le sourire d’un fou rendu ivre par l’enthousiasme.
Jalil lui renvoya un signe de tête. Ses hommes semblaient tout autant galvanisés par leur avancée rapide et portaient la tête haute comme de fiers guerriers. Mais le plus difficile restait à faire. En attaquant rapidement, ils n’avaient rencontré que des groupes isolés, incapables de se rassembler pour mettre en place une défense efficace. Maintenant il fallait déloger le noyau dur des brigands !
Au bout des quais, les hangars se trouvaient protégés par de hautes barrières faites d’épais tubes métalliques. Impossibles à escalader sans recevoir une flèche à travers le corps. L’entrée principale présentait le seul angle d’attaque possible : de front. Depuis la reconnaissance du sergent, rien n’avait changé. La majeure partie des bandits résidait dans un campement improvisé entre l’entrée de la cour et les entrepôts. Des tourelles de bois avaient été construites à la va-vite afin de dissuader d’éventuels raids de leurs concurrents.
Jalil vit leurs ennemis se mettrent en place rapidement. Il siffla le rassemblement.
« Préparez le lucianol ! » Cria-t-il. « Formez un mur ! »
Les soldats descendirent de leurs montures et placèrent leurs boucliers dans leur dos et leurs épées à la ceinture. Quelques uns s’équipèrent d’arcs, d’autres sortirent les bouteilles de lucianol de leurs sacoches. Certains fracassèrent les caisses de bois présentes sur les quais ou bien enfoncèrent les portes des maisons de façon à les sortir de leurs gonds et s’en servir de boucliers. Puis, ils se soudèrent en une palissade mobile alors que leurs camarades se plaçaient à l’abri derrière eux. Ils se mirent à avancer doucement. Des volées de flèches venaient se ficher dans leurs protections. Aux extrémités du mur, les archers eurésiens faisaient des apparitions rapides afin de tirer sur leurs adversaires. Pendant ce temps, quelques bleus trempaient des bouts d’étoffe dans le lucianol afin d’en faire des mèches à fixer aux bouteilles. Une fois à bonne distance du portail, le mur s’immobilisa, les soldats allumèrent les mèches et jetèrent leurs bombonnes de toute leur force. Elles s’écrasèrent sur les tourelles et en divers endroits du campement, déclenchant des incendies sur les roulottes, les sacs, les chariots et les bâches servant de tentes. Alors que de nouveaux projectiles illuminaient la nuit, des cris de détresse s’élevèrent depuis le campement. En dépit de tous leurs efforts, les bandits ne pouvaient contenir les flammes et le lucianol dévorait tout ce qui pouvait brûler.
Pris entre les barrières et les flammes, les brigands décidèrent de passer à l’offensive. Ils n’allaient pas se retrouver en difficulté à cause d’une poignée de soldats zélés ! Ils se réunirent en une foule compacte prête à fondre sur la petite troupe.
Le plan fonctionnait ! Mais Jalil vit rapidement que l’affrontement pouvait tourner à leur désavantage. Les ennemis devaient être trois fois plus nombreux !
« REPLI ! » Commanda-t-il. « Position serrée ! Archers, préparez-vous ! »
Les Eurésiens se mirent à reculer tout en maintenant la cohésion du mur. Derrière la protection improvisée, les soldats encochaient leurs flèches. Les portails s’ouvrirent, une meute enragée se mit à courir vers le petit groupe d’Eurésiens.
« TIR A VOLONTE ! »
Les archers surgirent de chaque côté du mur et lâchèrent une salve. Une quinzaine de malfrats en première ligne s’écroula en pleine course. Les soldats rechargèrent afin de faire une dernière tentative avant l’impact, une nouvelle salve dévastatrice coupa l’élan des bandits.
« BOUCLIERS ET ARMES AUX POINGS ! »
Les soldats se mirent épaule contre épaule et placèrent leurs targes devant eux. Le choc fut d’une incroyable violence. Poussés par leurs camarades, les bandits en première ligne s’écrasèrent sur la défense eurésienne. Les épées s’abattirent aussitôt sur eux, tranchant les épaules, fracassant les têtes ou bien perforant les corps. Malgré la violence brute et désorganisée qu’ils subissaient, les militaires restaient unis et continuaient à reculer pas à pas en longeant le quai, la mer sur leur droite.
L’agitation s’emparait des navires arraisonnés. Réveillés par la bataille, les marins étaient sortis de leurs couches et se tenaient cramponnés aux bastingages, attendant de voir comment la situation allait évoluer. Hélas, sous leurs yeux horrifiés, le flot des brigands gagna en compacité. N’hésitant pas à piétiner les dépouilles de leurs complices, ceux-ci avançaient inexorablement et prenaient l’ascendant sur les soldats. Encore quelques minutes et ils entoureraient complètement la troupe ! Jalil se saisit de sa corne de brume, se tourna vers la ville et souffla de tout son cœur.
Le son résonna fort au milieu de la cohue. Quelques bandits regardèrent anxieux vers les rues perpendiculaires aux quais mais ils ne virent aucun signe de militaires. Enhardis par l’absence de renforts, ils accentuèrent leurs assauts. L’affrontement allait tourner au massacre !
Martel n’était pas là ! Accusant durement le coup, Jalil rejoignit ses hommes en première ligne. Il ne fallait pas se laisser déborder sur la gauche ou bien ses soldats se feraient jeter à la mer ! Dalh se battait comme un forcené, infligeant la mort du bout de son épée, fauchant les jambes et brisant les crânes mais le capitaine sentait son groupe perdre de sa cohésion. Le désespoir s’insinuait dans les rangs à mesure que la fatigue asphyxiait les cerveaux. Leur défense allait rompre d’un instant à l’autre et ils se feraient balayer comme une poignée d’insectes.
Tout espoir semblait perdu lorsqu’une formidable clameur s’échappa d’une rue sombre. Des pas précipités, claquant sur les pavés, grondèrent de plus en plus fort. Comme vomis de l’obscurité, les fantassins surgirent tout à coup en pleine lumière ! Le Lieutenant Martel menait la charge ! Epuisés par une course effrénée, transpirants et à bout de souffle, les soldats se jetèrent dans la bataille en attaquant les brigands sur le flanc ; ceux-ci se retrouvèrent alors pris entre le formidable assaut des soldats et les eaux houleuses du port. Plusieurs dizaines tombèrent à la mer, certains coulants aussitôt sous le poids de leurs protections métalliques.
Sur les bateaux, les équipages lancèrent des cris d’encouragement vers les militaires. Des marins sortirent des arbalètes. Des carreaux semèrent bientôt la mort parmi les bandits pendant que les fantassins eurésiens continuaient à enfoncer les rangs ennemis faisant tomber toujours plus de malfrats dans les eaux. L’équilibre des forces bascula rapidement en faveur de l’armée. Portés par un nouveau souffle, les hommes du capitaine engagèrent leurs dernières forces dans la lutte. A leur tête, Dalh hurlait de fureur et disséminait l’opposition de gestes nerveux et destructeurs ; lorsque le chef des brigands tomba sous le fil de sa lame, un raz-de-marée submergea les hors-la-loi.
Cette nuit là, il y eut bien un carnage mais ce ne fut pas celui des soldats eurésiens. Sur le port, aucun ennemi ne survécut car tels étaient les ordres du chef. Il n’avait pas assez d’hommes pour garder des prisonniers ou bien assurer la protection de la ville si des rebelles y circulaient librement. Alors on tira sur les bandits qui cherchaient à s’échapper à la nage, on pourchassa à cheval ceux qui avaient cherché refuge dans les méandres de la ville et on démantela les barricades en exterminant tous ceux qui cherchèrent à les protéger.
Quand le jour se leva, la lumière dévoila l’horreur des centaines de corps meurtris gisant dans des mares de sang. Dans le port, quelques cadavres flottaient sur les eaux redevenues calmes. Ce spectacle de désolation, digne du plus affreux des cauchemars, contribua à la propagation des plus folles rumeurs. En quelques jours, les habitants de Macilia apprirent par des témoins et surtout par des frères, sœurs, oncles, cousins ou amis des témoins comment quelques dizaines de valeureux soldats eurésiens avaient exterminés sans pitié des centaines de brigands tyranniques.
Bien sûr, quelques malfrats chanceux s’en étaient sortis indemnes mais ils furent trop peu nombreux pour représenter le moindre danger. Par la suite, ces fortunés continuèrent à alimenter les rumeurs. Ils expliquèrent à ceux qui fomentaient encore quelques espoirs d’insurrections combien il était dangereux de s’en prendre à ce soldat impitoyable qui avait fait massacrer la coalition… Il avait repris la ville avec deux cents hommes… Contre mille ! Peut-être même deux mille ! Ils racontèrent aussi, que couvert de blessures, il s’était battu comme un tigron enragé ! Comme un démon insensible à la douleur ! Ils prétendirent qu’il n’avait rien d’humain, que sous sa peau sombre se cachait un ange destructeur fort comme dix hommes ! Couvert du sang de ses ennemis, il avait hurlé vouloir se baigner dans leurs tripes… A mesure que les années passèrent, les Maciliais enjolivèrent encore un peu plus cette histoire et, bien qu’elle relate originellement un acte de bravoure incroyable, elle devint véritablement fantastique.
Mais, quelques heures après avoir libéré les capitaines des navires et les commerçants détenus par les brigands, Jalil se trouvait bien loin de ces considérations. La ville était entre leurs mains mais sans une organisation minutieuse, cet avantage pouvait rapidement péricliter. Après la rage de la bataille, il fut ravi de sentir la vie continuer à couler dans ses veines, cependant il n’avait pas le temps de savourer le moindre répit.
« Lieutenant Martel ! » Dit-il en souriant du coin des lèvres. « Vous avez soigné votre entrée ! La pièce qui se jouait a failli tourner au drame. Et sans votre intervention le résultat aurait été tout autre. »
Le jeune homme lui renvoya son sourire.
« Mon capitaine, je ne croyais pas un seul instant que nous réussirions… »
« J’avais bien remarqué votre manque de foi, Martel. Alors imaginez ce que vos hommes ont pu ressentir en voyant votre attitude résignée à l’heure de partir se battre ! J’espère que vous vous en rappellerez à l’avenir. Gardez la foi ! Envers et contre tout. »
« Soyez sûr que je m’en rappellerai… J’ai d’ailleurs appris bien plus encore au cours de cette nuit. » Martel soutint le regard de son supérieur. En fixant ces yeux sombres, il allait bien plus loin que la surface exotique de Jalil et plongeait tout droit dans son âme. Une compréhension intuitive s’établit un court instant et le capitaine réalisa qu’il aurait désormais face à lui un homme d’honneur, digne de confiance, qui avait su dépasser ses préjugés.
« Je n’aurais pas dit mieux ! » Ajouta Dalh avec un rictus dévoilant ses dents pointues.
Epaulés de ses deux sous-officiers, Jalil fit rapidement organiser une réunion afin de décider de la marche à suivre. Il convoqua les capitaines pour les impliquer dans la réorganisation de la ville. Sans prendre la peine de se reposer après cette nuit de bataille, il réunit les marins autour d’une table chargée de victuailles. Ces hommes confirmèrent que l’invasion stéléenne n’avait pas pris pour cible la Dyonisée. Bien que dangereuses, les routes marines continuaient de voir circuler les bateaux de commerce étrangers au conflit.
« De par leur alliance avec le royaume de Stéléa, les pirates vont venir beaucoup plus près de nos côtes. » Dit un Dyoniséen. « Surtout que nos navires de guerre ne patrouillent quasiment plus… »
« Et ils ne risquent pas de patrouiller ! » Intervint le Lieutenant Martel. « La majeure partie de la flotte a été ravagée dans le port. Seuls les bateaux en manœuvre ont peut-être échappé à la destruction et les dieux seuls savent où ils se trouvent à l’heure actuelle. Sûrement, certains arriveront dans les jours à venir et nous pourrons compter ainsi sur un renfort indispensable. »
Jalil acquiesça. Malgré la défaite de la coalition, il restait des bandes de brigands ambitieuses en divers points de la ville. Le temps leur était compté, ils avaient un besoin vital de trouver du soutien.
« Pour parer au plus urgent, nous allons sécuriser les entrepôts et en faire notre réserve… Les gens qui voudront se ravitailler devront le faire contre de l’argent ou bien contre des travaux d’intérêt général… Nous allons aussi grossir nos rangs ! En formant une milice !
« Sergent Dalh ! Voudriez-vous encadrer le nettoyage du port ? Recrutez les civils valides ! »
L’homme claqua des talons avec un sourire fier et satisfait. « Comme il vous plaira, Sir ! »
Jalil aurait presque souri en entendant ce mot. Lui, affublé du titre d’un seigneur… L’Eurésia était en train de l’assimiler, de le dévorer, de lui faire perdre son identité. Elle allait le digérer et le restituer dénaturé. Il balaya ces idées de sa tête en renvoyant à plus tard ces réflexions d’ordre personnel.
« Trouvez la pire coque de noix possible, mettez-y les cadavres et brûlez-la au large. Puis organisez un campement de soldats aux hangars et laissez les hommes se reposer à tour de rôle.
Lieutenant Martel ! Vous allez remettre le beffroi et ses bâtiments en état ! Ce sera notre place forte en attendant la réfection de bâtiments plus adaptés. Prenez tout ce dont vous avez besoin. Il faut que nous puissions nous-y réfugier si besoin. En cas de nouveau siège, nous devons pouvoir tenir deux bonnes semaines. La liaison entre le port et notre quartier général doit être sécurisée »
Une fois les ordres donnés en détail, Jalil se tourna vers les capitaines.
« Messieurs, il est de votre devoir de continuer à approvisionner la ville. Je m’engage à protéger les voies marines dès que j’en aurai le pouvoir. Par ailleurs, je vais vous confier des courriers à faire parvenir dans les plus brefs délais aux régiments de Dioniséo et Dafodil. Je me doute bien que leurs colonels respectifs ne voudront pas affaiblir leur défense mais ils doivent nous envoyer des soldats et augmenter leurs propres effectifs en lançant des conscriptions parmi la population. Nous devons aussi remettre en service les lignes de wisp afin de pouvoir nous concerter au plus vite. Ne reprenez pas la mer sans ces lettres ! Enfin, mission la plus importante ! Qui parmi vous possède le navire le plus rapide ? »
Un homme d’age mur, arborant de longs cheveux bouclés, s’avança fermement.
« L’Alcyonne ! Monsieur ! Sans aucun doute. Nous nous occupons de transporter les denrées les plus fragiles en un minimum de temps. Notre bateau est fuselé comme une soeurette de Dafodil et fend l’écume sans souffrir la moindre comparaison ! »
« Et bien chargez-vous peu et partez dès que possible pour le Comptoir de Métilone afin de prévenir nos compatriotes. Je vous confierai une lettre à remettre au gouverneur et à personne d’autre ! Soyez sûr que nous saurons vous récompenser généreusement dès votre retour. Je vous préparerai les documents nécessaires à officialiser notre dette envers vous. »
Martel s’approcha de son capitaine et l’incita à s’écarter de l’audience. Dalh se joignit à ce conciliabule secret.
« Si vous me permettez d’exprimer mon opinion, sir, je pense que vos courriers trouveront bien meilleur écho s’ils sont accompagnés du bon cachet… » Dit Martel à voix basse.
Jalil fronça des sourcils. « Que voulez-vous dire, lieutenant ? »
« Et bien, le général attaché à la Dyonisée, ainsi que ses colonels ne traiteront pas d’égal à égal avec un capitaine… En Eurésia, les hiérarchies sont strictes et un supérieur vous considère, la plupart du temps, avec mépris. Inutile de vous dire que ne pas être noble est un facteur aggravant… Quelles que soient les opinions qu’un officier de rang inférieur peut avoir, les généraux vont chercher à s’en démarquer. Ils se sentiraient désavoués si un subalterne avait de meilleures idées qu’eux… Alors imaginez si vous leur donnez des ordres… Quant à vous confier des troupes, c’est sûrement improbable. Ils vous enverront plutôt un commandant auquel vous devrez obéir. »
Jalil s’arrêta brusquement. Une sensation instinctive, presque viscérale, l’assaillit. Recevoir des ordres venant de quelqu’un qui n’était pas le maître d’arme ne lui plaisait pas.
« Que proposez-vous, lieutenant ? Me faire commandant ? Ni vous ni personne ici n’a ce pouvoir… »
« Si… Mon père a cette possibilité… Enfin, du moins, il l’avait avant de mourir. Si un commandant peut promouvoir des soldats sous ses ordres, seul un général ou le roi peut nommer les officiers supérieurs. »
Jalil se raidit. Il rageait intérieurement en comprenant que, malgré tout le bon sens dont il pouvait faire preuve, il ne réussirait pas à amener des officiers supérieurs à la raison. Il fallait aussi que ces propositions soient prononcées par la bonne personne… Et lui, simple capitaine, d’une couleur de peau suspicieuse aux yeux des Eurésiens, n’était vraisemblablement pas la bonne personne.
« Vous réalisez, lieutenant, que vous me demandez d’endosser un titre qui n’est pas le mien ? Vous comprenez aussi que cela aura comme conséquence de me mener à une exécution sommaire pour ce délit ? Peut-être même serons-nous décapités ensemble ! »
« J’en ai bien conscience, sir. Mais plus j’y réfléchis, plus je me dis que cela serait la meilleure solution… Sinon, vos courriers resteront sans réponse, je le crains. Et puis, lorsque les bateaux en manœuvre reviendront, vous vous retrouverez aux ordres du Commandant Massdor qui est à bord de notre plus gros vaisseau. Il dirige la flotte et reprendra inévitablement les rênes dès son arrivée… Cette astuce me paraît plus que nécessaire et profitable pour tous. Cela peut fonctionner, les responsables de l’armée de terre ont péri dans un des temples, avec les prisonniers. Mon père a eu les honneurs d’une… exécution. Nous avons trouvé son corps sur l’esplanade de la caserne… En dehors de nos ennemis, seuls mes hommes et moi savons qu’il était mort avant votre arrivée… et vous n’avez rien à craindre de nos soldats. Ceux qui ont survécu vous soutiendront car ils vous doivent la vie et ils ne rechigneront pas à la remettre une nouvelle fois entre vos mains. Ce que vous nous avez fait accomplir relève du miracle. »
Dalh se mit à sourire. Il n’était pas étonnant qu’une telle idée lui plaise.
« J’ai les effets de mon père… » Continua Martel. « Il portait sa cuirasse quand il a été tué… Son épée a été volée mais en tant que collectionneur, il en possédait plusieurs. Ses autres armes se trouvent dans sa collection personnelle, au domaine familial, non loin du centre ville… J’ai récupéré son armure sur sa dépouille avant de le faire enterrer, elle est au beffroi, quant à sa bague, elle est ici. » Il attrapa la chaînette d’argent qui pendait à son coup et la sortit de sous son équipement. Deux bijoux y pendaient : un anneau d’or à entrelacements, probablement celui de sa mère, et une imposante chevalière de général eurésien.
« La marque de cette bague dans la cire authentifiera le document que je rédigerai et signerai. Nous le daterons du jour de votre arrivée. Il paraîtra normal qu’il ait nommé un nouveau commandant suite au décès du précédent et alors que lui-même était à l’agonie… Tout cela me paraît cohérent et crédible. Il nous reste à trouver pour vous une chevalière et un uniforme de commandant dans les restes de la caserne. Au pire, nous trouverons bien une couturière pour vous confectionner la livrée adéquate. Vous pourrez prendre l’une des armes de la collection de mon père pour ajouter un peu plus de prestance à l’ensemble. Comme toutes celles des officiers supérieurs, elles sont serties d’adamant et d’une rare qualité. N’importe laquelle conviendra à votre nouveau statut. »
Jalil resta la mine sombre mais, intérieurement, il se dit que les dieux semblaient vouloir pousser cette farce jusqu’à son paroxysme. Cette nouvelle opportunité s’inscrivait dans la lignée des événements extraordinaires qui avaient ponctué sa vie. Il espérait seulement qu’il ne serait pas la cible d’un dénouement tragique. Les livres d’histoire ou de légendes se remplissaient d’anecdotes racontant comment les dieux s’amusaient avec les mortels… Et leur sens de l’humour, somme toute particulièrement sadique, était de notoriété publique.
« C’est une idée insensée, j’espère que vous en avez conscience… Regardez-moi ! N’a-t-on jamais vu un officier à la peau sombre en Eurésia ? »
« Par les balloches d’un Korrigan, il faut une première fois à tout ! » Répondit Dahl fermement.
Jalil garda le silence encore un long moment. Le risque était grand. Pouvait-il être suffisamment crédible pour ne pas se faire démasquer ? Cependant, l’ironie était trop belle, la tentation bien trop forte…
« Bien… Menons cette folie jusqu’à son terme ! Mais si vous pensiez que j’étais dur avec vous en tant que capitaine, n’attendez pas que je m’attendrisse en montant dans la hiérarchie ! Vous risquez d’être les premiers à le regretter. »
Les deux sous-officiers échangèrent un sourire, ils étaient sûrs que leurs vies seraient entre de bonnes mains. Les trois hommes laissèrent les marins repartirent vers leurs bateaux sitôt les documents officiels soigneusement préparés par Martel et le ténébreux Balkane devint en quelques heures l’homme le plus puissant du Grand Sud Eurésien.
Cette nuit là, juste au dessus de l’horizon, Scilla se paraît de reflets orange très prononcés alors que son anneau faisait une auréole diffuse autour d’elle. Ce n’était jamais un bon présage… De terribles événements avaient déjà eu lieu lorsque cette configuration s’était présentée. Le capitaine attendait impatiemment que l’astre de lumière disparaisse derrière les collines entourant la ville. Il fallait que l’obscurité soit totale et que la majorité des bandits aient sombré dans un profond sommeil pour passer à l’offensive. Après avoir longuement expliqué aux soldats quel serait leur plan de bataille, il les avait laissé prendre un peu de repos mais lui n’avait pas réussi à se détendre. Son ventre se nouait dans la perspective d’aller au combat avec une troupe entière à ses ordres. Si leur tentative tournait au massacre, il ne pourrait vivre avec la mort de ses hommes sur la conscience. Leurs esprits torturés ne trouveraient pas le chemin vers l’au-delà et continueraient de le hanter pour le restant de ses jours. Probablement lui-même ne ferait pas partie des survivants. Qu’adviendrait-il alors de son âme ? Les dieux le jugeraient-ils comme un guerrier valeureux ou comme un fou meurtrier ?
Assis sur le parapet tout en haut du beffroi, il entendait le vacarme des patrouilles de bandits. Le bruit des gamelles heurtées violemment se répercutait en écho dans les rues. Un tapage irrégulier, intrusif, énervant… Les malfrats semblaient inexorablement suivre le même itinéraire. Jalil scrutait le filet de lumière provenant de l’ondulation des torches sur le mur des maisons abandonnées tout en marmonnant quelques prières aux dieux des steppes. Si loin de la Balkanie, où s’étendait leur domaine, pouvaient-ils encore l’entendre implorer leur aide ?
Le puissant vent du large sifflait sur l’arête des toits et hululait de façon lugubre comme un vol de fantômes invisibles. L’officier s’efforça de ne pas penser à ces signes de mauvais augure. Il ne pouvait attendre un meilleur moment pour agir. Le ciel devenait… Tout comme ses pensées qui ne pouvaient se défaire d’un visage omniprésent depuis qu’il s’était installé sur ce muret, les pieds dans le vide. Où qu’il porte ses yeux dans la vaste voûte étoilée, il ne voyait que Néva ; le vent lui soufflait son nom et lui apportait son parfum. Mais cette puissance dévorante qui obscurcissait sa réflexion et lui mangeait les entrailles, il était seul à la ressentir… Il vivait un amour sans espoir, sans retour, le pire qui soit…
Si seulement il n’y avait pas eu cette dette d’honneur, il serait allé au combat sans peur de mourir car plus rien ne l’aurait retenu en ce monde. Se battre pour l’Eurésia n’avait aucun sens. Vivre dans cette souffrance perpétuelle non plus.
Scilla disparut à l’horizon, Jalil descendit du beffroi et arriva sur l’esplanade. Une soixantaine de soldats se tenaient à côté de leurs montures, prêts à partir au combat. Tous les chevaux de la caserne avaient été rassemblés cependant leur nombre paraissait dérisoire compte tenu de l’opposition qu’ils allaient rencontrer dans les rue de Macilia. Une centaine d’hommes à pieds entièrement équipés patientaient sur les côtés. Deux grands chariots attelés attendaient le point culminant de l’offensive pour partir ; ceux qui souffraient de blessures légères s’efforceraient d’emmener leurs camarades les plus mal en point en sécurité dans les plaines.
Jalil s’approcha du Lieutenant Martel qui motivait ses fantassins. Il lui serra la main chaleureusement en lui donnant un à-coup ferme.
« Soyez fort, lieutenant. N’oubliez pas qu’il n’y a aucun retour possible… Que cela soit bien clair dans l’esprit de vos hommes. Pour vivre, il vous faudra avancer sans faillir. C’est votre survie et celle des cavaliers qui dépend de votre efficacité. »
Le sous-officier hocha la tête, un air profondément angoissé inscrit sur le visage.
Le Balkane fut soudain prit d’un doute. Et si son subalterne n’était pas l’homme de la situation ? Etait-il prudent de lui confier la responsabilité de diriger la troupe de soutien ?
« Dites-moi Martel, comment se fait-il qu’un fils de général ne soit que capitaine ? » Demanda-t-il d’un air légèrement suspicieux.
Le jeune homme comprit l’inquiétude de son supérieur. Sa fierté refit surface et son visage se raffermit mais il resta posé dans ses propos.
« Selon mon père, j’ai grandi dans un univers protégé et confortable… Je suis trop tendre… Je ne peux gagner le respect de mes hommes qu’en le méritant et en partageant leur quotidien sur le terrain. Mon statut me donne le pouvoir de les diriger mais seul leur respect m’offrira leur foi et leur fidélité… Jusqu’à présent, mes compétences n’ont pas été véritablement éprouvées… Mais aujourd’hui, j’ai l’impression que tout va trop vite. »
« Lieutenant ! Vous avez reçu la formation complète d’une école militaire ! On vous a enseigné le maniement des armes ! Les stratégies ! L’équitation ! L’intendance ! C’est bien plus que vos soldats n’en apprendront jamais ! Voyez cette mission comme le meilleur moyen de devenir un véritable chef. Comportez-vous comme tel et vos hommes vous suivrons ! »
« Ce passage de la théorie à la pratique m’effraie… Nous avons tellement à perdre. Ma vie, celles de mes hommes… »
« Nous avons au contraire tout à gagner, lieutenant ! Si nous restons ici, nous allons mourir ! Sans l’ombre d’un doute. Voilà pourquoi nous allons reprendre le contrôle de nos vies et lutter pour survivre. Mettez votre peur dans la lutte et vous deviendrez un véritable tigron ! »
Jalil lui adressa un regard franc où se lisait un fort sentiment de confiance. Il y a quelques semaines de cela, il ne se serait pas imaginé capable de feindre ce sentiment avec une telle assurance.
« Bon vent, lieutenant ! Qu’il guide vos pas et vous amène à nous dans le plus bref délai lorsque votre aide nous sera indispensable. »
« Bonne chance à vous, mon capitaine. » Répondit Martel avec un peu plus de conviction. L’angoisse tétanisait pourtant son corps ; dans son esprit, il s’en allait prendre part à un combat déséquilibré sans espoir d’en réchapper. Jalil aurait voulu le secouer brutalement afin de faire jaillir une étincelle de vie. Il n’en fit rien ; en cette heure, lui-même aurait grandement apprécié un regain d’énergie. Il se dirigea vers les remparts d’un pas ferme, en dissimulant sa propre inquiétude.
Il se demanda si les dieux lui accorderaient encore leur protection dans la bataille ?
Pour quoi l’aiderait-il lui à massacrer d’autres individus ? En dépit de ce manque de logique, il voulait croire en sa bonne étoile. Il se raccrochait à l’idée qu’il était dans son bon droit et que ces morts serviraient un dessein bien plus grand.
Il bomba le torse et gravit les marches de pierres deux à deux, insensible aux regards intimidés et admiratifs qui se posaient sur lui. Un groupe d’une trentaine d’hommes en tenues civiles l’attendaient solennellement sur la muraille, du côté ouest. A la ceinture, ils ne portaient que leur épée ainsi qu’une longue dague effilée ou un épais gourdin. Jalil avait sélectionné les meilleurs, ceux qui ne cèderaient pas à la panique lorsqu’il faudrait tuer de sang-froid. Il fit un signe de tête à son sergent, indiquant que le moment était venu. Silencieusement, ses soldats attachèrent quatre cordes aux créneaux et les firent passer par-dessus le mur. Puis ils se laissèrent glisser dans l’obscurité et coururent se mettre à couvert entre les maisons les plus proches.
Suivant leur capitaine, ils se rendirent à un endroit stratégique où la rue se resserrait et de petites ruelles obscures s’enfonçaient dans la nuit. Par binôme, les soldats se postèrent dans des renfoncements ou derrière des ruines de chaque côté de la rue. Et une nouvelle attente commença. Jalil entendait le jeune homme, à côté de lui, respirer avec application, comme on le lui avait appris afin de maîtriser ses nerfs. Ce soir, lui, comme beaucoup d’autres, tuerait pour la première fois. Ce n’était pas le moment de se poser des questions ; il fallait les balayer de son esprit et se concentrer sur le geste : frapper, perforer, trancher… Qu’importe, il fallait donner la mort vite, en silence et sans l’hésitation qui pouvait faire faillir tout le plan.
Venant du nord, le bruit des voix et des percussions s’insinuait dans les ruelles et grandissait à mesure que la troupe de malfrats approchait. Puis, tout à coup, ce fut le silence et de nouvelles volées de flèches enflammées s’abattirent sur la caserne. Et le ramdam reprit de plus belle. Au son des casseroles, s’ajoutaient les cris de braillards éméchés et leurs chants paillards vociférés de voix éraillées. Le cœur des soldats se mit à battre la chamade. Leurs mains se crispèrent sur la poignée de leurs longues dagues. La lumière des torches dévora soudain l’espace, illuminant les murs de couleurs jaunes et orangées où des ombres gigantesques se tordaient en une danse grotesque aux relents d’enfer enflammé. Les bandits apparurent, grimaçant et hurlant à tue-tête ; une vingtaine de brutes…
« Vous allez bouillir, brûler, souffrir et trépasser, bref, vous allez mourir jusqu’au dernier. » Faisait le refrain de leur chanson.
Vêtus de cuir et de simples pourpoints de toiles, ils étaient tous équipés d’arcs et de bouteilles de lucianol afin de mettre le feu aux pointes de flèches entourées d’étoffe. L’épée à la ceinture, ils n’étaient vraisemblablement pas prêts à un combat au corps à corps. Les premiers pénétrèrent dans l’étau sans apercevoir les soldats. Lorsque les derniers eurent dépassés Jalil, celui-ci sortit de l’ombre, arriva dans le dos de son ennemi, posa la main gauche sur sa bouche et trancha la gorge du malheureux de son autre main. Son binôme en avait fait de même. Ils essayèrent de retenir la chute des corps mais les chants des deux hommes ayant été brutalement interrompus, leurs comparses se retournèrent aussitôt. En un mouvement remontant, Jalil planta son couteau dans le plexus du premier venu sans qu’il ait le temps d’esquisser la moindre parade. Le bleu envoya un rapide coup de pied dans le bas ventre de son vis-à-vis et le poignarda d’un coup sec entre les omoplates alors que le malfrat s’effondrait. Puis, menés par Dalh, le reste des Eurésiens se jeta dans la mêlée ; arrivant derrière leurs ennemis, ils les égorgèrent sans pitié ou leur fracassèrent le crâne d’une volée de gourdin.
Le guet-apens dura quelques secondes seulement. Les derniers éclats de voix et heurts des armes se mélangèrent au vacarme ambiant alors que les soldats se saisissaient des instruments des bandits afin de continuer le tintamarre sans interruption suspicieuse.
Pendant que leurs hommes hurlaient et tapaient sur leurs gamelles, Jalil et son sergent vérifièrent qu’aucun bandit n’avait survécu. Les soldats s’équipèrent des arcs et des carquois, placèrent un capuchon ou un calot sur leur tête, puis ils se remirent en marche sans perdre davantage de temps. Alors qu’ils progressaient vers la barricade coupant la route du sud, le capitaine passa dans les rangs afin de taper amicalement dans le dos de ses hommes ; le travail avait été bien exécuté. Il se souvenait des leçons du maître d’armes ; il fallait toujours veiller au moral des troupes. Que l’officier endosse la responsabilité d’un massacre était plus facile à supporter pour les soldats. Nous avons obéi aux ordres, pensaient-ils alors. Une seule personne luttant avec sa conscience, c’était bien suffisant.
Tout en frappant sur leurs gamelles et en chantant aussi faux que les bandits, la troupe serpenta dans les rues en évitant les postes de garde ennemis. Ils se contentaient de faire de grands gestes de la main lorsqu’ils passaient à proximité d’un barrage. Ils atteignirent sans encombre la large avenue au pied de la colline du beffroi. Une quarantaine d’individus se tenait près de l’imposante barricade, assoupis, ivres ou en train de jouer aux cartes. D’autres se reposaient sûrement dans les maisons proches alors que des arbalétriers montaient la garde aux fenêtres des bâtisses.
« Ralentissez ! » Glissa Jalil entre ses dents. « Laissez vos gamelles et encochez une flèche comme si vous alliez tirer vers la caserne ! Tir en éventail, privilégiez ceux qui sont les moins mobiles ! Assis ou occupés… Il faut faire mouche ! Sergent, vous et quatre autres, occupez-vous des arbalétriers aux étages ! »
Dalh tapota discrètement sur le bras de quatre soldats près de lui.
La troupe continua à avancer. Le capitaine guettait les bandits afin de déceler dans l’instant le moindre signe de suspicion de leur part. Il fallait s’approcher au plus près de façon à causer le maximum de dommages avant l’affrontement. Aux fenêtres, les sentinelles ne bronchaient pas. Arrivés à une trentaine de pas, l’un des bandits vint à leur rencontre.
« Et la reulève ?! Elle arriveu quang !? » Fit-il avec un fort accent maciliais. « Alexandro deuvait nous l’ennvoyé hier-eu swârr ! »
Jalil ne tenait pas à imiter les intonations typiques du Grand Sud Eurésien. Il resta silencieux et s’approcha du bonhomme en plaçant son doigt sur sa bouche comme s’il voulait lui parler à l’oreille.
« Mais vous z’êteu qui vous, d’abord ?! »
Son dernier mot disparut dans un râle lorsque la dague de Jalil plongea violemment entre ses côtes. Ce fut le signal ! Les soldats lâchèrent leurs flèches, atteignant avec une redoutable précision les malfrats qui n’avaient pas encore réagi. Un arbalétrier tomba de sa fenêtre et s’écrasa sur les pavés dans un bruit atroce, deux autres reçurent une flèche au corps. Si la salve n’avait pas été mortelle pour une bonne partie des ennemis, les blessures n’en restaient pas moins particulièrement gênantes quand il fallait riposter à un peloton de soldats entraînés qui lançaient la charge.
L’attaque surprise devait être rapide. Chaque duel ne durait pas plus de quelques secondes, le temps d’une parade et d’un contre meurtrier. Les bleus plaçaient les techniques mortelles apprises et répétées pendant des heures dans la cour ensablée d’Edessa. Leurs gestes étaient précis, vifs et parfaitement automatisés. A un coup d’épée large et circulaire, les soldats ripostaient par une esquive du corps et une fracassante contre-attaque qui pénétrait dans la défense fragile de l’adversaire en déséquilibre. Leurs épées détournaient une attaque piquée et était suivie d’une mise à mort au couteau. Sitôt leur besogne accomplie, les hommes prêtaient main forte à leurs compagnons en sous nombre. D’autres se plaçaient le dos aux murs des maisons, proches des portes d’où allaient sortir les bandits réveillés par les affrontements. Les premiers dehors ne firent pas deux pas dans la rue qu’ils se retrouvaient terrassés dans l’instant. Quelques soldats partirent à l’assaut des étages afin de déloger les arbalétriers et les derniers résistants.
Une bonne partie de l’opposition fut décimée avant que la bataille ne tourne à la bagarre générale. Sur l’ordre de Jalil, le sergent grimpa sur la barricade et envoya une flèche enflammée haut dans le ciel. La porte de la caserne s’ouvrit et la cavalerie se mit à dévaler la colline au galop. La panique s’empara des bandits mais, qu’ils essayent de fuir ou de se défendre, l’issue restait la même et la mort frappait. Les cavaliers jetèrent des cordes sur le barrage et le mirent en morceaux avant de se jeter dans la bataille.
Lorsque la furie meurtrière s’arrêta, il ne restait plus un seul ennemi debout. Les bleus en revanche avaient subi peu de perte. Jalil fut gagné par l’euphorie de la victoire mais une douleur soudaine lui rappela sa blessure. L’entaille à la cuisse s’était rouverte pendant l’assaut et saignait abondamment. Un cavalier lui amena Ando, son étalon. De l’une de ses sacoches, le lieutenant sortit une étoffe et entoura la plaie en serrant suffisamment fort, puis il s’équipa de ses protections de soldat, de sa livrée de capitaine et d’une corne de brume qu’il passa autour de son torse. Alors que les membres de son commando rejoignaient les fantassins, les cavaliers plaçaient dans leurs sacoches quelques bouteilles de lucianol liquide, prises sur le corps des archers ou dans les maisons occupées par les brigands. Jalil grimpa sur son cheval ; il prendrait le commandement de la cavalerie pour ouvrir le chemin. Le fidèle Dalh se joignit à lui et, à la tête d’une cinquantaine de soldats montés, ils prirent la direction du port afin de porter un coup de boutoir à la défense des ennemis.
Il n’était plus question de rester discrets. Dans les rues sombres et silencieuses, le galop des chevaux résonnait comme un long roulement de tonnerre. Les ennemis devaient penser qu’une véritable armée s’abattait sur eux. Chaque patrouille que les Eurésiens trouvèrent sur leur passage finit décimée dans une mare de sang. Pas un ne devait en réchapper ! Les fuyards finissaient transpercés par une lance en plein dos ou jetés sur le sol et piétinés par les chevaux.
Les cavaliers avalèrent ainsi les quelques kilomètres qui les séparaient du port. Au bout de l’avenue, dans la lumière diffuse des réverbères, ils virent quelques rares bateaux de marchandises encore arrimés. Leurs mâts ondulaient nerveusement selon les mouvements du vent et de la houle. Pressant leurs montures, les soldats lancèrent le galop. Le claquement des sabots se fit déferlante de bruits et de fureur. Ce terrifiant vacarme eut exactement l’effet escompté ! Les groupes de bandits qui étaient dispersés sur les quais furent pris de panique. S’ils s’étaient réunis afin de résister aux cavaliers, ils auraient pu stopper net leur progression de quelques volées de flèches. Mais, en proie à une peur incontrôlable, ils quittèrent leurs postes de garde afin de rejoindre leurs camarades concentrés aux entrepôts à l’est du port. Bien mal leur en pris ; la tuerie continua. Sans pitié, les cavaliers tirèrent à vue sur les bandits cherchant un abri. D’un geste précis, ils utilisaient leurs arbalètes de poing ou de longs arcs afin de terrasser leurs ennemis. Plusieurs dizaines de brigands périrent avant même d’avoir pu trouver refuge dans les rues de la ville.
« Tout fonctionne selon vos plans, mon capitaine ! » Cria Dalh, affichant le sourire d’un fou rendu ivre par l’enthousiasme.
Jalil lui renvoya un signe de tête. Ses hommes semblaient tout autant galvanisés par leur avancée rapide et portaient la tête haute comme de fiers guerriers. Mais le plus difficile restait à faire. En attaquant rapidement, ils n’avaient rencontré que des groupes isolés, incapables de se rassembler pour mettre en place une défense efficace. Maintenant il fallait déloger le noyau dur des brigands !
Au bout des quais, les hangars se trouvaient protégés par de hautes barrières faites d’épais tubes métalliques. Impossibles à escalader sans recevoir une flèche à travers le corps. L’entrée principale présentait le seul angle d’attaque possible : de front. Depuis la reconnaissance du sergent, rien n’avait changé. La majeure partie des bandits résidait dans un campement improvisé entre l’entrée de la cour et les entrepôts. Des tourelles de bois avaient été construites à la va-vite afin de dissuader d’éventuels raids de leurs concurrents.
Jalil vit leurs ennemis se mettrent en place rapidement. Il siffla le rassemblement.
« Préparez le lucianol ! » Cria-t-il. « Formez un mur ! »
Les soldats descendirent de leurs montures et placèrent leurs boucliers dans leur dos et leurs épées à la ceinture. Quelques uns s’équipèrent d’arcs, d’autres sortirent les bouteilles de lucianol de leurs sacoches. Certains fracassèrent les caisses de bois présentes sur les quais ou bien enfoncèrent les portes des maisons de façon à les sortir de leurs gonds et s’en servir de boucliers. Puis, ils se soudèrent en une palissade mobile alors que leurs camarades se plaçaient à l’abri derrière eux. Ils se mirent à avancer doucement. Des volées de flèches venaient se ficher dans leurs protections. Aux extrémités du mur, les archers eurésiens faisaient des apparitions rapides afin de tirer sur leurs adversaires. Pendant ce temps, quelques bleus trempaient des bouts d’étoffe dans le lucianol afin d’en faire des mèches à fixer aux bouteilles. Une fois à bonne distance du portail, le mur s’immobilisa, les soldats allumèrent les mèches et jetèrent leurs bombonnes de toute leur force. Elles s’écrasèrent sur les tourelles et en divers endroits du campement, déclenchant des incendies sur les roulottes, les sacs, les chariots et les bâches servant de tentes. Alors que de nouveaux projectiles illuminaient la nuit, des cris de détresse s’élevèrent depuis le campement. En dépit de tous leurs efforts, les bandits ne pouvaient contenir les flammes et le lucianol dévorait tout ce qui pouvait brûler.
Pris entre les barrières et les flammes, les brigands décidèrent de passer à l’offensive. Ils n’allaient pas se retrouver en difficulté à cause d’une poignée de soldats zélés ! Ils se réunirent en une foule compacte prête à fondre sur la petite troupe.
Le plan fonctionnait ! Mais Jalil vit rapidement que l’affrontement pouvait tourner à leur désavantage. Les ennemis devaient être trois fois plus nombreux !
« REPLI ! » Commanda-t-il. « Position serrée ! Archers, préparez-vous ! »
Les Eurésiens se mirent à reculer tout en maintenant la cohésion du mur. Derrière la protection improvisée, les soldats encochaient leurs flèches. Les portails s’ouvrirent, une meute enragée se mit à courir vers le petit groupe d’Eurésiens.
« TIR A VOLONTE ! »
Les archers surgirent de chaque côté du mur et lâchèrent une salve. Une quinzaine de malfrats en première ligne s’écroula en pleine course. Les soldats rechargèrent afin de faire une dernière tentative avant l’impact, une nouvelle salve dévastatrice coupa l’élan des bandits.
« BOUCLIERS ET ARMES AUX POINGS ! »
Les soldats se mirent épaule contre épaule et placèrent leurs targes devant eux. Le choc fut d’une incroyable violence. Poussés par leurs camarades, les bandits en première ligne s’écrasèrent sur la défense eurésienne. Les épées s’abattirent aussitôt sur eux, tranchant les épaules, fracassant les têtes ou bien perforant les corps. Malgré la violence brute et désorganisée qu’ils subissaient, les militaires restaient unis et continuaient à reculer pas à pas en longeant le quai, la mer sur leur droite.
L’agitation s’emparait des navires arraisonnés. Réveillés par la bataille, les marins étaient sortis de leurs couches et se tenaient cramponnés aux bastingages, attendant de voir comment la situation allait évoluer. Hélas, sous leurs yeux horrifiés, le flot des brigands gagna en compacité. N’hésitant pas à piétiner les dépouilles de leurs complices, ceux-ci avançaient inexorablement et prenaient l’ascendant sur les soldats. Encore quelques minutes et ils entoureraient complètement la troupe ! Jalil se saisit de sa corne de brume, se tourna vers la ville et souffla de tout son cœur.
Le son résonna fort au milieu de la cohue. Quelques bandits regardèrent anxieux vers les rues perpendiculaires aux quais mais ils ne virent aucun signe de militaires. Enhardis par l’absence de renforts, ils accentuèrent leurs assauts. L’affrontement allait tourner au massacre !
Martel n’était pas là ! Accusant durement le coup, Jalil rejoignit ses hommes en première ligne. Il ne fallait pas se laisser déborder sur la gauche ou bien ses soldats se feraient jeter à la mer ! Dalh se battait comme un forcené, infligeant la mort du bout de son épée, fauchant les jambes et brisant les crânes mais le capitaine sentait son groupe perdre de sa cohésion. Le désespoir s’insinuait dans les rangs à mesure que la fatigue asphyxiait les cerveaux. Leur défense allait rompre d’un instant à l’autre et ils se feraient balayer comme une poignée d’insectes.
Tout espoir semblait perdu lorsqu’une formidable clameur s’échappa d’une rue sombre. Des pas précipités, claquant sur les pavés, grondèrent de plus en plus fort. Comme vomis de l’obscurité, les fantassins surgirent tout à coup en pleine lumière ! Le Lieutenant Martel menait la charge ! Epuisés par une course effrénée, transpirants et à bout de souffle, les soldats se jetèrent dans la bataille en attaquant les brigands sur le flanc ; ceux-ci se retrouvèrent alors pris entre le formidable assaut des soldats et les eaux houleuses du port. Plusieurs dizaines tombèrent à la mer, certains coulants aussitôt sous le poids de leurs protections métalliques.
Sur les bateaux, les équipages lancèrent des cris d’encouragement vers les militaires. Des marins sortirent des arbalètes. Des carreaux semèrent bientôt la mort parmi les bandits pendant que les fantassins eurésiens continuaient à enfoncer les rangs ennemis faisant tomber toujours plus de malfrats dans les eaux. L’équilibre des forces bascula rapidement en faveur de l’armée. Portés par un nouveau souffle, les hommes du capitaine engagèrent leurs dernières forces dans la lutte. A leur tête, Dalh hurlait de fureur et disséminait l’opposition de gestes nerveux et destructeurs ; lorsque le chef des brigands tomba sous le fil de sa lame, un raz-de-marée submergea les hors-la-loi.
Cette nuit là, il y eut bien un carnage mais ce ne fut pas celui des soldats eurésiens. Sur le port, aucun ennemi ne survécut car tels étaient les ordres du chef. Il n’avait pas assez d’hommes pour garder des prisonniers ou bien assurer la protection de la ville si des rebelles y circulaient librement. Alors on tira sur les bandits qui cherchaient à s’échapper à la nage, on pourchassa à cheval ceux qui avaient cherché refuge dans les méandres de la ville et on démantela les barricades en exterminant tous ceux qui cherchèrent à les protéger.
Quand le jour se leva, la lumière dévoila l’horreur des centaines de corps meurtris gisant dans des mares de sang. Dans le port, quelques cadavres flottaient sur les eaux redevenues calmes. Ce spectacle de désolation, digne du plus affreux des cauchemars, contribua à la propagation des plus folles rumeurs. En quelques jours, les habitants de Macilia apprirent par des témoins et surtout par des frères, sœurs, oncles, cousins ou amis des témoins comment quelques dizaines de valeureux soldats eurésiens avaient exterminés sans pitié des centaines de brigands tyranniques.
Bien sûr, quelques malfrats chanceux s’en étaient sortis indemnes mais ils furent trop peu nombreux pour représenter le moindre danger. Par la suite, ces fortunés continuèrent à alimenter les rumeurs. Ils expliquèrent à ceux qui fomentaient encore quelques espoirs d’insurrections combien il était dangereux de s’en prendre à ce soldat impitoyable qui avait fait massacrer la coalition… Il avait repris la ville avec deux cents hommes… Contre mille ! Peut-être même deux mille ! Ils racontèrent aussi, que couvert de blessures, il s’était battu comme un tigron enragé ! Comme un démon insensible à la douleur ! Ils prétendirent qu’il n’avait rien d’humain, que sous sa peau sombre se cachait un ange destructeur fort comme dix hommes ! Couvert du sang de ses ennemis, il avait hurlé vouloir se baigner dans leurs tripes… A mesure que les années passèrent, les Maciliais enjolivèrent encore un peu plus cette histoire et, bien qu’elle relate originellement un acte de bravoure incroyable, elle devint véritablement fantastique.
Mais, quelques heures après avoir libéré les capitaines des navires et les commerçants détenus par les brigands, Jalil se trouvait bien loin de ces considérations. La ville était entre leurs mains mais sans une organisation minutieuse, cet avantage pouvait rapidement péricliter. Après la rage de la bataille, il fut ravi de sentir la vie continuer à couler dans ses veines, cependant il n’avait pas le temps de savourer le moindre répit.
« Lieutenant Martel ! » Dit-il en souriant du coin des lèvres. « Vous avez soigné votre entrée ! La pièce qui se jouait a failli tourner au drame. Et sans votre intervention le résultat aurait été tout autre. »
Le jeune homme lui renvoya son sourire.
« Mon capitaine, je ne croyais pas un seul instant que nous réussirions… »
« J’avais bien remarqué votre manque de foi, Martel. Alors imaginez ce que vos hommes ont pu ressentir en voyant votre attitude résignée à l’heure de partir se battre ! J’espère que vous vous en rappellerez à l’avenir. Gardez la foi ! Envers et contre tout. »
« Soyez sûr que je m’en rappellerai… J’ai d’ailleurs appris bien plus encore au cours de cette nuit. » Martel soutint le regard de son supérieur. En fixant ces yeux sombres, il allait bien plus loin que la surface exotique de Jalil et plongeait tout droit dans son âme. Une compréhension intuitive s’établit un court instant et le capitaine réalisa qu’il aurait désormais face à lui un homme d’honneur, digne de confiance, qui avait su dépasser ses préjugés.
« Je n’aurais pas dit mieux ! » Ajouta Dalh avec un rictus dévoilant ses dents pointues.
Epaulés de ses deux sous-officiers, Jalil fit rapidement organiser une réunion afin de décider de la marche à suivre. Il convoqua les capitaines pour les impliquer dans la réorganisation de la ville. Sans prendre la peine de se reposer après cette nuit de bataille, il réunit les marins autour d’une table chargée de victuailles. Ces hommes confirmèrent que l’invasion stéléenne n’avait pas pris pour cible la Dyonisée. Bien que dangereuses, les routes marines continuaient de voir circuler les bateaux de commerce étrangers au conflit.
« De par leur alliance avec le royaume de Stéléa, les pirates vont venir beaucoup plus près de nos côtes. » Dit un Dyoniséen. « Surtout que nos navires de guerre ne patrouillent quasiment plus… »
« Et ils ne risquent pas de patrouiller ! » Intervint le Lieutenant Martel. « La majeure partie de la flotte a été ravagée dans le port. Seuls les bateaux en manœuvre ont peut-être échappé à la destruction et les dieux seuls savent où ils se trouvent à l’heure actuelle. Sûrement, certains arriveront dans les jours à venir et nous pourrons compter ainsi sur un renfort indispensable. »
Jalil acquiesça. Malgré la défaite de la coalition, il restait des bandes de brigands ambitieuses en divers points de la ville. Le temps leur était compté, ils avaient un besoin vital de trouver du soutien.
« Pour parer au plus urgent, nous allons sécuriser les entrepôts et en faire notre réserve… Les gens qui voudront se ravitailler devront le faire contre de l’argent ou bien contre des travaux d’intérêt général… Nous allons aussi grossir nos rangs ! En formant une milice !
« Sergent Dalh ! Voudriez-vous encadrer le nettoyage du port ? Recrutez les civils valides ! »
L’homme claqua des talons avec un sourire fier et satisfait. « Comme il vous plaira, Sir ! »
Jalil aurait presque souri en entendant ce mot. Lui, affublé du titre d’un seigneur… L’Eurésia était en train de l’assimiler, de le dévorer, de lui faire perdre son identité. Elle allait le digérer et le restituer dénaturé. Il balaya ces idées de sa tête en renvoyant à plus tard ces réflexions d’ordre personnel.
« Trouvez la pire coque de noix possible, mettez-y les cadavres et brûlez-la au large. Puis organisez un campement de soldats aux hangars et laissez les hommes se reposer à tour de rôle.
Lieutenant Martel ! Vous allez remettre le beffroi et ses bâtiments en état ! Ce sera notre place forte en attendant la réfection de bâtiments plus adaptés. Prenez tout ce dont vous avez besoin. Il faut que nous puissions nous-y réfugier si besoin. En cas de nouveau siège, nous devons pouvoir tenir deux bonnes semaines. La liaison entre le port et notre quartier général doit être sécurisée »
Une fois les ordres donnés en détail, Jalil se tourna vers les capitaines.
« Messieurs, il est de votre devoir de continuer à approvisionner la ville. Je m’engage à protéger les voies marines dès que j’en aurai le pouvoir. Par ailleurs, je vais vous confier des courriers à faire parvenir dans les plus brefs délais aux régiments de Dioniséo et Dafodil. Je me doute bien que leurs colonels respectifs ne voudront pas affaiblir leur défense mais ils doivent nous envoyer des soldats et augmenter leurs propres effectifs en lançant des conscriptions parmi la population. Nous devons aussi remettre en service les lignes de wisp afin de pouvoir nous concerter au plus vite. Ne reprenez pas la mer sans ces lettres ! Enfin, mission la plus importante ! Qui parmi vous possède le navire le plus rapide ? »
Un homme d’age mur, arborant de longs cheveux bouclés, s’avança fermement.
« L’Alcyonne ! Monsieur ! Sans aucun doute. Nous nous occupons de transporter les denrées les plus fragiles en un minimum de temps. Notre bateau est fuselé comme une soeurette de Dafodil et fend l’écume sans souffrir la moindre comparaison ! »
« Et bien chargez-vous peu et partez dès que possible pour le Comptoir de Métilone afin de prévenir nos compatriotes. Je vous confierai une lettre à remettre au gouverneur et à personne d’autre ! Soyez sûr que nous saurons vous récompenser généreusement dès votre retour. Je vous préparerai les documents nécessaires à officialiser notre dette envers vous. »
Martel s’approcha de son capitaine et l’incita à s’écarter de l’audience. Dalh se joignit à ce conciliabule secret.
« Si vous me permettez d’exprimer mon opinion, sir, je pense que vos courriers trouveront bien meilleur écho s’ils sont accompagnés du bon cachet… » Dit Martel à voix basse.
Jalil fronça des sourcils. « Que voulez-vous dire, lieutenant ? »
« Et bien, le général attaché à la Dyonisée, ainsi que ses colonels ne traiteront pas d’égal à égal avec un capitaine… En Eurésia, les hiérarchies sont strictes et un supérieur vous considère, la plupart du temps, avec mépris. Inutile de vous dire que ne pas être noble est un facteur aggravant… Quelles que soient les opinions qu’un officier de rang inférieur peut avoir, les généraux vont chercher à s’en démarquer. Ils se sentiraient désavoués si un subalterne avait de meilleures idées qu’eux… Alors imaginez si vous leur donnez des ordres… Quant à vous confier des troupes, c’est sûrement improbable. Ils vous enverront plutôt un commandant auquel vous devrez obéir. »
Jalil s’arrêta brusquement. Une sensation instinctive, presque viscérale, l’assaillit. Recevoir des ordres venant de quelqu’un qui n’était pas le maître d’arme ne lui plaisait pas.
« Que proposez-vous, lieutenant ? Me faire commandant ? Ni vous ni personne ici n’a ce pouvoir… »
« Si… Mon père a cette possibilité… Enfin, du moins, il l’avait avant de mourir. Si un commandant peut promouvoir des soldats sous ses ordres, seul un général ou le roi peut nommer les officiers supérieurs. »
Jalil se raidit. Il rageait intérieurement en comprenant que, malgré tout le bon sens dont il pouvait faire preuve, il ne réussirait pas à amener des officiers supérieurs à la raison. Il fallait aussi que ces propositions soient prononcées par la bonne personne… Et lui, simple capitaine, d’une couleur de peau suspicieuse aux yeux des Eurésiens, n’était vraisemblablement pas la bonne personne.
« Vous réalisez, lieutenant, que vous me demandez d’endosser un titre qui n’est pas le mien ? Vous comprenez aussi que cela aura comme conséquence de me mener à une exécution sommaire pour ce délit ? Peut-être même serons-nous décapités ensemble ! »
« J’en ai bien conscience, sir. Mais plus j’y réfléchis, plus je me dis que cela serait la meilleure solution… Sinon, vos courriers resteront sans réponse, je le crains. Et puis, lorsque les bateaux en manœuvre reviendront, vous vous retrouverez aux ordres du Commandant Massdor qui est à bord de notre plus gros vaisseau. Il dirige la flotte et reprendra inévitablement les rênes dès son arrivée… Cette astuce me paraît plus que nécessaire et profitable pour tous. Cela peut fonctionner, les responsables de l’armée de terre ont péri dans un des temples, avec les prisonniers. Mon père a eu les honneurs d’une… exécution. Nous avons trouvé son corps sur l’esplanade de la caserne… En dehors de nos ennemis, seuls mes hommes et moi savons qu’il était mort avant votre arrivée… et vous n’avez rien à craindre de nos soldats. Ceux qui ont survécu vous soutiendront car ils vous doivent la vie et ils ne rechigneront pas à la remettre une nouvelle fois entre vos mains. Ce que vous nous avez fait accomplir relève du miracle. »
Dalh se mit à sourire. Il n’était pas étonnant qu’une telle idée lui plaise.
« J’ai les effets de mon père… » Continua Martel. « Il portait sa cuirasse quand il a été tué… Son épée a été volée mais en tant que collectionneur, il en possédait plusieurs. Ses autres armes se trouvent dans sa collection personnelle, au domaine familial, non loin du centre ville… J’ai récupéré son armure sur sa dépouille avant de le faire enterrer, elle est au beffroi, quant à sa bague, elle est ici. » Il attrapa la chaînette d’argent qui pendait à son coup et la sortit de sous son équipement. Deux bijoux y pendaient : un anneau d’or à entrelacements, probablement celui de sa mère, et une imposante chevalière de général eurésien.
« La marque de cette bague dans la cire authentifiera le document que je rédigerai et signerai. Nous le daterons du jour de votre arrivée. Il paraîtra normal qu’il ait nommé un nouveau commandant suite au décès du précédent et alors que lui-même était à l’agonie… Tout cela me paraît cohérent et crédible. Il nous reste à trouver pour vous une chevalière et un uniforme de commandant dans les restes de la caserne. Au pire, nous trouverons bien une couturière pour vous confectionner la livrée adéquate. Vous pourrez prendre l’une des armes de la collection de mon père pour ajouter un peu plus de prestance à l’ensemble. Comme toutes celles des officiers supérieurs, elles sont serties d’adamant et d’une rare qualité. N’importe laquelle conviendra à votre nouveau statut. »
Jalil resta la mine sombre mais, intérieurement, il se dit que les dieux semblaient vouloir pousser cette farce jusqu’à son paroxysme. Cette nouvelle opportunité s’inscrivait dans la lignée des événements extraordinaires qui avaient ponctué sa vie. Il espérait seulement qu’il ne serait pas la cible d’un dénouement tragique. Les livres d’histoire ou de légendes se remplissaient d’anecdotes racontant comment les dieux s’amusaient avec les mortels… Et leur sens de l’humour, somme toute particulièrement sadique, était de notoriété publique.
« C’est une idée insensée, j’espère que vous en avez conscience… Regardez-moi ! N’a-t-on jamais vu un officier à la peau sombre en Eurésia ? »
« Par les balloches d’un Korrigan, il faut une première fois à tout ! » Répondit Dahl fermement.
Jalil garda le silence encore un long moment. Le risque était grand. Pouvait-il être suffisamment crédible pour ne pas se faire démasquer ? Cependant, l’ironie était trop belle, la tentation bien trop forte…
« Bien… Menons cette folie jusqu’à son terme ! Mais si vous pensiez que j’étais dur avec vous en tant que capitaine, n’attendez pas que je m’attendrisse en montant dans la hiérarchie ! Vous risquez d’être les premiers à le regretter. »
Les deux sous-officiers échangèrent un sourire, ils étaient sûrs que leurs vies seraient entre de bonnes mains. Les trois hommes laissèrent les marins repartirent vers leurs bateaux sitôt les documents officiels soigneusement préparés par Martel et le ténébreux Balkane devint en quelques heures l’homme le plus puissant du Grand Sud Eurésien.